Narcisse zéro
Les images de supporters jubilant au moment de s'apercevoir sur les écrans géants des stades ont criblé les retransmissions de matches. Une mécanique narcissique, mais pas dépourvue de sens.
Soumis tant à l’empire des images, qu’à la dictature du ralenti, voilà le football définitivement converti à la culture du narcissisme. Débarrassés du bourdonnement assourdissant des vuvuzelas, nous avons été, téléspectateurs de ce Mondial brésilien, voués à un carnaval de gesticulations de supporters projetant leur ego sur grand écran.
Je me vois donc je suis
Pathologie psychologique de ce début de siècle, le narcissisme avait déjà contaminé les footballeurs : dans ce registre, on prendra pour exemple récent Cristiano Ronaldo lors de la Ligue des champions 2014, célébrant son penalty non décisif par une auto-contemplation, comme pour compenser sa prestation fantomatique. L’installation d’écrans géants, au-delà de soumettre les spectateurs d’un spectacle vivant à la représentation télévisuelle de celui-ci, propage l’exaltation du narcissisme aux travées des stades.
Chaque arrêt de jeu, comme un silence inconfortable, doit désormais d’être comblé par des gros plans sur des visages scrutant leur propre scrutation. Obnubilés par le flot d’images, oublieux du privilège que constitue la présence dans les tribunes d’une Coupe du monde, surtout de cette qualité, l’enthousiasme d’être vu dépasse celui de voir. La mode du selfie s’empare des réalisateurs qui abreuvent les mises en scène des rencontres de l’ivresse du narcissisme, dérive onanique de la facebookisation des esprits, jusqu'a nous faire rater des instants de jeu.
Car si les supporters de football, notamment les ultras, font traditionnellement preuve d’une certaine théâtralité dans leur soutien, cela consiste avant tout en une démonstration d’unité, un éloge du collectif à travers la coordination d’un coréo ou d’un chant. Ici la représentation est individuelle, explosion spontanée d’autosatisfaction travestie en joie, une beuglante existentielle dépendant de la consommation d’images et du regard des autres. Le paraître prend le pas sur l’être. Le culte du moi au prix du vide intérieur.
Flatterie populiste
Dans son essai La culture du narcissisme (1979), le sociologue Christopher Lasch identifie, comme conséquence de cette culture, l’avènement d’une théâtralité de la vie quotidienne qu’il définit comme "l’emprise croissante de la conscience de soi – sentiment que le moi est un acteur constamment surveillé par les amis comme par les étrangers", "succession d’images ou de signaux électroniques, d’impressions enregistrées et reproduites". Le supporter s’objectivant dans le soutien qu’il apporte à son équipe, "la réalité prend l’apparence d’une illusion" par la médiation de l’image. Le spectacle devient un rapport social, et le spectateur l’acteur-vedette de sa propre existence.
La FIFA use de ce que Erving Goffman appelle la "bureaucratisation de l’esprit afin que l’on puisse compter sur nous, pour qu’au moment prévu nous donnions une prestation parfaitement homogène", une réaction attendue. Le narcissisme devient un outil de propagande. Jamais autant critiquée, la FIFA tente de juguler son hémorragie de turpitudes sur la place publique (corruption des instances dirigeantes, socialisation des coûts et privatisation des profits, mépris de classe...), en comblant l’ego démesuré de ses contemporains. Contrepoids aux manifestations violemment réprimées dans les rues, elle polit l’image de son produit par le biais d’une flatterie populiste.
La confédération internationale préfère même ignorer certains débordements remarqués en tribune, car des sanctions viendraient ternir cette stratégie par l’image. Les joueurs camerounais ont été la cible d’insultes homophobes, sans suites au motif que les injures n’auraient pas été destinées à un joueur en particulier. Idem pour les drapeaux néo-nazis brandis par des supporters croates et russes, car les supporters n’auraient pu être identifiés. Claudio Sulser, le président de la commission disciplinaire de la FIFA a même prétexté que de tels actes ne sont pas couverts par le code disciplinaire de l’instance.
Le narcissisme du destinataire de la propagande fait de lui un outil de celle-ci. Cible et vecteur ne font plus qu’un. Ne reste plus comme mince satisfaction le fait que Sepp Blatter ne peut apparaître sur l’écran géant sans être copieusement conspué.