La finale madrilène, une victoire de la réaction sur la possession ?
Les éliminations du Bayern et de Chelsea en demi-finale de Ligue des champions ont montré qu'une philosophie de jeu à sens unique ne garantit plus les résultats, sauf à être maîtrisée à la perfection.
Les échecs de Pep Guardiola et José Mourinho ont suscité des conclusions définitives, sur la fin de football de possession ou sur la juste punition du football de destruction. Évidemment, les enseignements sont plus nuancés et les révolutions ne se feront pas du jour au lendemain.
Bayern : la possession n’est pas infaillible
Depuis l’arrivée de Pep Guardiola à la tête de l’équipe première du Barça, le style de jeu s’est fait dogmatique. Les Catalans aimaient avoir le ballon. Désormais, ils décideraient de ne plus le rendre. Peu importe l’adversaire, la possession augmentait de 10% par rapport à l’ère Rijkaard. Et comme personne ne se sentait de rivaliser sur ce terrain, la bataille était gagnée avant même d’avoir commencé. Contre Barcelone, on ne jouait plus son jeu, on se construisait par rapport à celui de l’autre.
Exportation mitigée
Légitimée par les résultats et quasi unanimement saluée, cette philosophie faisait ses premiers pas hors de Catalogne cette saison. Et si elle a apporté du succès en championnat – qu’on relativisera par l’absence de concurrence – elle n’a pas permis au Bayern d’aller au bout en Ligue des champions. La fin d’une ère? La preuve qu’il n’y a pas une seule méthode pour gagner, surtout. Car si le Real a effectivement pris en compte le jeu de l’adversaire, Carlo Ancelotti n’a pas eu besoin d’inventer pour gagner de manière indiscutable.
Le Bayern, en semi-coma depuis plusieurs semaines, n’a évidemment pas montré son meilleur visage. Mais il est deux points qui semblent plus essentiels que jamais quand on joue la possession: avoir un bon numéro 6 et un détonateur. À ces rôles sont associés deux noms: Sergio Busquets et Lionel Messi. Le premier comble les trous, met de l’huile dans les rouages et veille à bloquer les contres à leur source. Le second crée des fissures dans un bloc de fait regroupé, introduit une part d’imprévu dans un ballet souvent prévisible. Ni Philipp Lahm, pas assez complet et rodé au tiki taka, ni Robben ou Ribéry, trop monotâches, n’ont su prendre la suite. Quant à Thomas Müller, son jeu avec ballon est beaucoup plus fragile.
Entre deux eaux
Cela voudrait-il dire que l’on ne peut pas jouer la possession ailleurs qu’à Barcelone? Tata Martino répondrait que, même en Catalogne, ce n’est pas évident. C’est qu’un mariage forcé ne prend pas toujours. Jamais dans la demi-mesure, un travers qui l’a poussé à finir en 3-4-3 trop audacieux la dernière saison – erreur corrigée par son successeur Tito Vilanova –, Guardiola avait le soutien de Johan Cruyff, le maître spirituel les lieux. Martino a voulu mettre un peu d’eau dans le vin catalan, jouant plus souvent la contre-attaque. Cela a fonctionné un temps mais ne s’est pas fait sans heurts. Le 21 septembre, Barcelone a laissé le ballon au Rayo Vallecano 54% du temps. La première fois depuis mai 2008, du temps de Frank Rijkaard…
Très mal vécue, cette défaite en possession a éclipsé la victoire 4-0 à l’extérieur et incité le coach argentin à remettre du tiki pour éviter la cata. Une compromission qui a abouti à un résultat en demi-teinte toute la saison, comme si le poids de l’institution écrasait – mais pas complètement – les certitudes d’un homme. L’inverse du Rayo de Paco Jemez, décidé à aller au bout de l’idée. Une moyenne de 60%, la deuxième de Liga, des résultats très bons vu le collectif, avec une place de 11e juste derrière le Celta ou Valence, mais aussi des taules encaissées dès que l’adversaire a la parade. Malaga, l’Atlético, le Real, Villarreal et Barcelone ont tous passé au moins cinq buts à la pire défense d’Espagne, souvent sans toucher le ballon du match. La preuve qu’il est largement faisable de jouer au sol et de contrôler le jeu si on s’en donne les moyens, peu importe l’effectif. Mais celle aussi que l’antidote existe et n’est pas compliqué à mettre en place, à condition d’avoir les joueurs pour. Pour régner, plus qu’un autre, le tiki taka se doit d’être parfait.
Real et Atlético : le sacre de l'approche réactive
48,9%. C'est la possession moyenne combinée, en Ligue des champions, des deux finalistes, le Real et l'Atlético Madrid. Face au paradigme dominant, dans l'opinion, de l'approche active, axée sur la possession du ballon, ces demies de Ligue des champions sacrent donc au contraire deux équipes réactives, dont la solidité défensive et l'efficacité des contre-attaques ont fait le succès. Que cette stratégie soit éphémère, adaptation ponctuelle au profil d'un adversaire en particulier (Real Madrid [1]), ou inscrite dans une optique globale et systématique (Atlético Madrid).
Visions diverses
Cette approche réactive, méprisée par les partisans d'un football de possession comme seule source de “beau jeu”, n'est pas moins légitime. Sa réussite est la preuve de la pluridimensionnalité du football. On l’a dit, une autre voie est possible, même si son existence est par essence liée à celle de la première. Car sans football de possession, le choix de la destruction perd sa raison d'être. Il en est une conséquence. L'approche réactive résulte d'une logique évolutionniste: elle consiste en une adaptation aux approches actives devenues dominantes.
L'approche réactive est aussi un aveu d'infériorité, du moins dans la lutte pour la possession. La soumission à la domination adverse, via le renoncement au contrôle du ballon – mais pas du jeu –, n'est pas une défaite en soi si elle est anticipée, prévue et intégrée dans un plan cherchant à maximiser ses forces et à minorer de ses faiblesses, relativement à celles de l'adversaire.
Les limites de l’antidote
La démarche réactive induit non pas la destruction du jeu adverse en tant que tel, mais l'annihilation de son efficacité et de sa dangerosité. Discipline, rigueur et densité défensives, dans un bloc bas (Real Madrid contre le Bayern, Chelsea à Vicente Calderon) ou haut (Borussia Dortmund), n'ont pas pour principal objectif, face à une équipe de possession, de forcer l'adversaire à jouer contre nature, au contraire. Ils visent non pas à supprimer la possession adverse, mais à la stériliser, à la neutraliser en la rendant inoffensive.
Le danger d'une telle approche est de rechercher la destruction pour elle-même, et non pas pour les possibilités offensives qui en découlent. Car comme en économie, la destruction dans le football peut être créatrice. D'espaces, par exemple. À la récupération du ballon, l'adversaire est largement exposé. Plus son temps de possession préalable a été long, plus sa phase de transition entre configuration offensive et défensive risque de l'être aussi.
L'efficacité de l'approche réactive réside dans la combinaison des paramètres défensifs évoqués plus haut avec un projet offensif associé, plus ou moins poussé selon les entraîneurs. Car si la destruction peut être créatrice dans le football, les deux processus ne sont pas fondamentalement et initialement liés. La vivacité et la créativité offensives, pour exploiter les opportunités de contre nées de la destruction du jeu adverse, sont cardinales. Cette édition 2014 de la Ligue des champions a récompensé, avec les deux équipes madrilènes, les deux formations réactives les mieux organisées, mais aussi les plus audacieuses.
Chelsea : l’unidimensionnalité punie
José Mourinho était ressorti satisfait du match aller face à l’Atlético. La mission était accomplie. Ses joueurs avaient parfaitement défendu, à peine attaqué. Pas d’André Schürrle, pas d’Oscar dans le onze de départ mais John Obi Mikel, Frank Lampard et David Luiz alignés au cœur d’un jeu au bien faible battement, et le Brésilien Ramires sur une aile, pour ses qualités défensives. Un 0-0 obtenu à l’extérieur, sans concéder vraiment d’occasions, sans s’en créer non plus. Pas de l’anti-football, non, simplement un quasi-mutisme avec le ballon, et Fernando Torres bien esseulé à l’avant. Mourinho est un pragmatique, mais il a ses principes, dont un qui décide la majeure partie de ses plans: l’équipe qui a le ballon risque de faire plus d’erreurs. Le Portugais aime que ses hommes profitent de celles-ci.
Plan A et plan B
Ainsi, Chelsea est une belle machine en contre-attaque, collectivement disciplinée, extrêmement rapide à la récupération du ballon (la victoire 1-0 à l’Etihad Stadium le démontra parfaitement). Les Blues sont fragiles lorsqu’ils doivent prendre le jeu à leur compte, créer le décalage sur attaque placée, avec le ballon dans les pieds et les espaces réduits. Chelsea a un plan A très bon. Mais paradoxalement, malgré le talent d’adaptation de Mourinho, le plan B des Londoniens – celui qui les voit forcés de quitter leur zone de confort – est apparu bancal face aux Colchoneros. Comment revenir au score lorsqu’on privilégie la contre-attaque? Que faire si l’adversaire abandonne volontairement le ballon?
Face à l’Atlético, la problématique était renforcée, tant Diego Simeone a construit un bloc-équipe exemplaire, ultra-compact et agressif, tout en étant composé de profils techniques (Koke, Arda Turan, Tiago, Gabi). L’écart entre les deux formations s’est vu au match retour, lorsque les Rojiblancos ont excellé devant la surface de Chelsea. La passe de Tiago par-dessus la défense pour le premier but résume le fossé entre les capacités de création des deux équipes. La saison prochaine permettra peut-être à Mourinho de le réduire, et de faire des Blues, à l’instar de ses Nerazzuri, un groupe aussi bien susceptible d’endurer le jeu que de le dessiner.
Élasticité tactique
Plus que la fin du tiki-taka, de la possession (concept aussi fourre-tout que vague) ou de la contre-attaque, cette saison de Ligue des champions sanctionne à nouveau les équipes unidimensionnelles, stylistiquement et tactiquement. Le Barça, comme face au Bayern il y a un an, s’est révélé impuissant face à la dimension physique de l’Atlético. Les limites de Chelsea, cachées lors de la demi-finale aller, ont sauté aux yeux lors du retour. Et le Real Madrid, avec son effectif toujours galactique, rappelle les Bavarois de l’an passé, qui étaient suffisamment flexibles pour alterner entre un jeu de possession, de passes courtes multipliées, et un scénario où ils reculaient pour mieux exister dans les grandes plaines offertes par le jeu de contre.
La finale entre les deux clubs de la capitale espagnole devrait, comme nombre des éditions précédentes, proposer un football bipolaire, où une équipe aura bien plus le ballon que l’autre (les Merengues n’ont jamais eu moins de 63% de possession en quatre rencontres face aux Matelassiers cette saison). Tout en sachant pertinemment que, si besoin est, les formations de Carlo Ancelotti et Diego Simeone pourront s’adapter.
[1] Carlo Ancelotti, l'entraîneur du Real, avait ainsi déclaré après la demi-finale aller face au Bayern Munich : “Je n'aime pas laisser le ballon mais parfois vous n'avez pas le choix. Je préfère habituellement garder la balle car c'est le meilleur moyen de ne pas prendre de but.”