Le carnaval du football
Si l'on regarde notre sport préféré à la lumière de ce que le critique littéraire Mikhaïl Bakhtine disait du folklore médiéval, on voit mieux ses liens avec le rituel du carnaval...
Le nom de Bakhtine est traditionnellement davantage associé à un éminent critique littéraire, Mikhaïl, qu’à un joueur de football, Alexander, ayant pour seul fait d’armes d’avoir disputé il y a un peu plus de dix ans deux matches de coupe de l’UEFA avec Baku. Le rapprochement entre les deux pourrait sembler vain, s’il se résumait à une simple homonymie. Mais ce serait oublier que l’auteur de L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen-âge et sous la renaissance [1] nous propose des clés pour analyser ce qui se joue dans un stade de football, à savoir une réactualisation des pratiques folkloriques du Moyen-Âge. Dans quelle mesure le match de football s’apparente-t-il à un rituel d’ordre carnavalesque?
La mise en scène carnavalesque
Football, théâtre et carnaval sont tout d’abord intimement liés par une temporalité et un espace similaire. Les dates du carnaval sont en effet définies strictement, lors des jours qui précèdent le carême, et la transgression à l’œuvre lors des fêtes populaires est "confinée à cette durée limitée" [2]. De la même manière, l’expérience du match de foot s’inscrit dans des limites temporelles précises: au niveau de la durée, du moment du jour et de la semaine (fixé par ces instances légiférantes que sont les médias, dont la fonction est comparable en cela aux hautes instances religieuses). En dehors de ce temps précis, le monde retrouve ses valeurs habituelles.
Comme au théâtre, on remarque l’existence de pratiques codifiées visant à marquer le début et la fin de la représentation: les trois coups de sifflet de l’arbitre par lesquels s’achève le match font directement référence (de manière inversée) aux trois coups qui ouvrent la représentation théâtrale.
L’existence d’une temporalité spécifique s’accompagne de la mise en place d’un espace à part, le parvis de l’église pour le carnaval, la scène pour le théâtre, le stade pour le football. De même que les fêtes carnavalesques se prolongent au-delà du lieu qui leur est attribué, dans les rues et tavernes alentours, le supporter s’accordera fréquemment une troisième mi-temps dans un bar de son choix. Le footballeur se costume dans un vestiaire comme un acteur dans sa loge, et rejoint la scène par un accès réservé. Une séparation, métaphorique parfois au théâtre, plus rarement dans le monde du football, circonscrit l’espace de la représentation et celui du spectateur, sans interdire complètement une transgression de cette frontière (streakers, jets d’objets, communication par la parole). On notera enfin la présence dans les deux cas du travestissement, qui, dans un stade, dépasse les simples acteurs de la fête pour s’appliquer également aux spectateurs.
La pratique du renversement
La proximité entre carnaval et football n’est pas qu’une simple apparence, tous deux procèdent d’une logique commune qui est celle du renversement. Ce renversement, caractérisé par la scène-type du couronnement-détrônement [3], généralise la dégradation burlesque de tout ce qui, dans la société, se voit ordinairement affecté d’une certaine noblesse: la religion, le pouvoir, voire même le langage.
Or, il nous semble qu’il n’en va pas autrement dans le football. Il est en effet aisé de remarquer que les principaux représentants du pouvoir ou de l’autorité (les arbitres, les entraîneurs) sont très souvent les cibles prioritaires de la vindicte des supporters et de leurs fantasmes homo-érotiques. À l’inverse, des êtres parfois privés d’une éducation normale par les impératifs de progression des centres de formation, et faisant montre d’une grammaire approximative, d’autres au physique que l’on qualifiera parfois de disgracieux, sont portés au pinacle. Il n’est que de penser à cette célèbre vidéo d’Aly Cissokho, à la suite de laquelle Bernard Pivot a dû perdre quelques années d’espérance de vie, ou plus simplement à la figure de Franck Ribéry, dont il n’est pas anodin que le surnom soit, en Allemagne, le "Kaiser".
Le réinvestissement de la sphère religieuse obéit à la même logique du renversement: comment expliquer que des gestes aussi fondamentalement contraires aux lois du jeu que la "main de Dieu" de Maradona, puissent être qualifiés de "légendaires", si ce n’est en acceptant le fait qu’un renversement s’opère le temps d’un match, permettant une transgression des règles, et même, dans certains cas, valorisant cette transgression?
Le couronnement-détrônement ne suffit toutefois pas à caractériser le renversement carnavalesque. Ce dernier s’opère également au niveau du corps, dans la mesure où s’opère une inversion entre le bas et le haut. Le pied devient la partie du corps la plus valorisée, comme en témoigne, entre autres, le trophée du Soulier d’or.
Comme l’a montré Mikhaïl Bakhtine en prenant pour exemple l’épisode de la naissance de Gargantua, la littérature carnavalesque se concentre sur "la zone du ‘bas’ matériel et corporel" [4], accorde une place essentielle au corps dans ses fonctions d’ingestion et d’excrétion. Il en va de même dans le domaine du football, comme en témoigne le lexique imagé employé dans les interviews d’après-match, les commentaires, voire la presse spécialisée: la sudation ("Mouiller le maillot, c’est la base", André Ayew, 27/10/2012), l’ingestion par morsure ("Gignac a retrouvé la niaque", sports.orange.fr, 29/08/2012; "Le Bayern prêt à mordre", lequipe.fr, 22/04/2013; et même, au sens propre: "Suarez mord et puis s’excuse", lequipe.fr, 21/04/2013); l’excrétion ("On se chie dessus! Y en a ras-le-cul! Ras-le-cul!", Hugo Lloris, 03/04/2011); la sexualité ("mettre la balle au fond", "marquer à la culotte"). Dans le milieu des supporters, les chants accordent un rôle central à des pratiques sexuelles autrefois condamnées par la doxa ou utilisent pour leurs tifos des objets destinés à un tout autre usage.
La régénération de la société par le football
Il reste désormais à s’interroger sur la fonction du match de football au sein de la société. Selon Bakhtine, le carnaval s’inscrivait essentiellement dans une perspective de régénération du monde: la libération des pulsions liées au corps et à la sexualité, la remise en cause des normes, tout ceci ne se fait que dans un cadre provisoire. Une fois que l’on sort de ce contexte spatio-temporel restreint, l’ordre social redevient ce qu’il était avant la fête, et s’en trouve d’autant plus stabilisé.
Peut-on considérer que la même chose se produit pour un supporter? Il nous semble difficile de répondre par l’affirmative compte tenu du caractère intemporel des débordements en dehors de l’enceinte même où se déroule le match de football – rappelons qu’un arbitre amateur aurait récemment été décapité au Brésil. Pour autant, rien ne nous permet d’affirmer que ces situations ne se produiraient pas si le football n’existait pas, et nous renvoyons bien volontiers aux écrits de Norbert Elias (La Civilisation des mœurs), qui expriment cette idée que le sport permet de contrôler les pulsions agressives des membres des sociétés modernes.
Si le Tour de France, nous disait Roland Barthes dans Mythologies, s’apparente à l’épopée, le match de football nous semble bien, quant à lui, un avatar moderne du Carnaval. Pour autant, il apparaît que cette dimension carnavalesque n’est pas intégrée par deux catégories au moins de spectateurs: le supporter fanatique, qui n’est pas conscient du caractère provisoire de la fête carnavalesque et tend à la prolonger en dehors du stade; et le spécialiste critique, fin analyste des tactiques de l’entraîneur, connaisseur incollable du monde du football et pourfendeur du supportariat de masse, qui, en considérant tout cela avec une distance réflexive, se montre peu sensible à l’atmosphère de fête ainsi qu’au sens possible du retournement à l’œuvre dans un stade.
Article issu d'une communication présentée le 13 juillet 2013 dans le cadre de Clair de Conf', Clérieux. [1] Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen-âge et sous la renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
[2] Ibid., p.97.
[3] Ibid., p.254.
[4] Ibid., p.222.