Loko 1994, une fin d’été à Nantes
Un jour, un but – Le 19 août 1994, il y a dix-neuf ans jour pour jour, les joueurs du FC Nantes inventent un but de comédie musicale tout en couleur et en légèreté.
La trajectoire est légère comme un soir d'été. Touche pour les Jaunes que joue rapidement Cauet. Il donne à Loko, qui contrôle de la poitrine et l’envoie vers Pedros d’un retourné. Cela se passe sur l’aile droite, au coin de la surface de réparation. Le ballon déjà ne touche plus le sol. Reynald Pedros s'envole – au sens propre – et caresse la balle de l'intérieur de son pied gauche. Dans l'arrière-garde parisienne, les deux-trois défenseurs de faction voient le ballon voler au-dessus de leurs têtes et courent dans tous les sens.
La rugissement de la Beaujoire
La balle parvient jusqu'à Patrice Loko, lancé seul dans de la surface. L'attaquant nantais n'a plus qu'à contrôler, dribbler le gardien et ouvrir le score. Mais ce serait trop simple, un peu trop cartésien pour parachever un tel moment de magie. L'instant commande de tenter autre chose: par exemple reprendre ce ballon de plein fouet, histoire d'inscrire un but encore plus beau. Au risque, peut-être, de tout gâcher, d'envoyer le ballon dans les nuages. Mais Loko sait qu'il ne risque rien. Le ballon est entré dans un tel enchaînement qu’il ne peut finir ailleurs qu’au fond des filets.
Alors Loko frappe la balle, comme elle vient, de l'extérieur du pied droit. La trajectoire sublime, partie de cette touche de Cauet, illuminée par le pied gauche de Pedros et parachevée par l’extérieur de Loko, se termine dans la lucarne parisienne. "C’est fa-bu-leux", s’exclame le commentateur TV. Le stade de la Beaujoire rugit de plaisir tandis que les joueurs nantais se congratulent. Bernard Lama, le gardien parisien, n'a plus qu'à aller chercher au fond de sa cage un ballon enfin rendu aux lois de l'attraction terrestre. C'était au cœur du mois d'août 1994. Le vendredi 19, une belle soirée d'été, rafraîchie par une averse dans l’après-midi. Nantes-PSG, cinquième journée du championnat de France. Score final : 1-0, but de Loko à la 18e minute.
"Un but venu d’ailleurs" titrera L'Équipe le lendemain. Venu d’ailleurs, vraiment? Certes, le coté aérien de l’action n’est pas courant sur les bords de l’Erdre. Mais cela reste un but profondément nantais en ce qu'il associe vitesse d’exécution et inspiration collective. Avant les arabesques de Pedros et Loko, il faut rembobiner l’action jusqu’au ballon que le défenseur parisien Francis Llacer met en touche. Où l’on voit Benoit Cauet se précipiter, attraper le ballon en plein vol et l’envoyer vers Loko. On voit aussi le bras de Pedros qui indique la marche à suivre à Cauet.
Certifié "à la nantaise"
Il y a quelque chose de minutieusement préparé dans cette action. Quelques principes que les joueurs respectent à la lettre, et qu’ils magnifient avec l’inspiration du moment. C’est dans ce sens que l’action peut être certifiée du label "Jeu à la nantaise". L’expression est encore très pertinente à l’époque. Le FC Nantes, toujours à sec financièrement, retrouve les sommets du foot français avec des joueurs de son cru, qu’il a modelé lui-même en leur inculquant l’intelligence collective et la science du déplacement. Ces joueurs sont lancés ensemble dans le grand bain en 1992, quand l’équipe doit compenser le départ de ses gros salaires. Trois ans plus tard, ils s’imposent avec un brin d’insolence sur tous les terrains du championnat de France et alignent une impressionnante série de trente-trois rencontres sans en perdre une seule.
Jean-Claude Suaudeau est le maître d’œuvre de ce FC Nantes fin de siècle. Le coach nantais a pérennisé les conceptions de José Arribas, le mythique entraîneur des années soixante. Coco, c’est son surnom, avait touché une forme de plénitude en 1983 lorsqu’il conduisit le FCN des Bossis, Touré et Halilhodži? au titre de champion. Une décennie plus tard, il a su adapter ses principes au caractère explosif de la nouvelle génération, celle de Pedros, Loko, Karembeu et Ouédec. Il sacrifie la possession du ballon, chère aux champions de 1983, pour pratiquer plus volontiers la contre-attaque. Lorsque le PSG perd le ballon sur un corner, il est immédiatement envoyé loin devant par Christian Karembeu. Cela ressemble à n’importe quoi, mais le dégagement du défenseur nantais trouve Reynald Pedros en position idéale. Francis Llacer parviendra à interrompre l’attaque en mettant en touche. Une touche que jouera rapidement Cauet…
Le ballet de Loko et Pedros, la touche rapide de Cauet, le dégagement de Karembeu, c’est l’expression du football de Suaudeau: un jeu faussement naïf, des couleurs chatoyantes, un ballon qui chante au milieu d'une chorégraphie joyeuse et légère. Jean-Claude Suaudeau, dit Coco de Nantes, c'est un peu Jacques Demy, un autre illustre nantais dont le jeu suscita autant d’enchantements que de critiques.
Ce 14 août 1994, où Loko marqua son but lumineux face au PSG, Jean-Claude Suaudeau s'est levé de son banc et a plongé dans les bras ouverts de son adjoint. Rarement l'a-t-on vu manifester autant de joie.