Y a-t-il encore des trésors cachés ?
Il y a peu encore, il était difficile de voir autre chose que son championnat national. Désormais, une simple connexion Internet donne accès à des heures d’images. Pour quels effets?
Suivre un improbable Saint-Marin-Moldavie tranquillement installé dans son canapé, c’est possible. [1] Un peu de débrouillardise pour trouver le bon lien, de chance pour que celui-ci ne lâche pas en cours de route, et c’est parti pour près de deux heures d’un dépaysant plaisir. Depuis quelques années, et l’avènement des sites de streaming, presque tous les événements sportifs susceptibles d’intéresser une niche de population sont accessibles depuis chez soi en quelques clics. Ce phénomène récent accompagne une tendance plus lourde: en France, tous les championnats majeurs sont actuellement visibles, sur Internet donc, mais aussi à la télévision.
Vis ma vie de scout
Que ce soit les diffuseurs historiques ou les petits nouveaux, toutes les chaînes misent sur les retransmissions en direct pour fidéliser leurs téléspectateurs. Outre la Liga, la Serie A, la Bundesliga ou la Premier League, le fan de football peut voir chaque week-end des matches de Championship (beINsport), mais aussi des championnats portugais, hollandais, russes, ukrainiens et argentins (Ma Chaîne Sport) et des rediffusions de la Serie A brésilienne et Major League Soccer (Sport+). Les oubliés? L’Écosse, présente sur MCS l’an dernier mais moins attractive sans les Rangers, et la Turquie, qui pourrait bénéficier de l’arrivée conjointe de Sneijder et Drogba pour justifier l’acquisition des droits par une chaîne française l’an prochain.
Cette multiplication des images, combinée à la puissance du jeu vidéo Football Manager, crée un phénomène particulier: le suiveur ultra connaisseur. Il y a trente-cinq ans, une équipe nationale pouvait en affronter une autre sans vraiment connaître tous ses joueurs et leurs particularités. C’est ainsi qu’en finale de l’Euro 1976, Antonin Panenka surprit Sepp Maier d’un penalty qu’il avait déjà tenté, et réussi, en championnat [2]. Dur à imaginer aujourd’hui, à l’heure où le moindre geste technique hors de l’ordinaire est instantanément célèbre, même sans images pour en témoigner, grâce à la puissance des réseaux sociaux [3].
Finalement, le seul avantage qu’ont les clubs sur les passionnés lambda reste la présence de scouts sur le terrain, ces recruteurs qui écument les tournois de jeunes et voient les joueurs méconnus à l’entraînement. Une différence nuancée par la démocratisation des jeux vidéos de management, qui possèdent eux aussi une armée de personnes chargées d’évaluer les footballeurs du monde entier. Avec ce que cela implique de subjectivité évidemment, mais aussi de vérité [4]. Cette possibilité de tout savoir sur tout le monde pose une vraie question: un grand talent peut-il ne jamais être détecté, passer à côté d’une carrière?
La mort du soldat inconnu
Forcément, au plus le joueur est jeune, au plus il a de chances de se perdre en route. Les recalés des centres de formations devenus quand même professionnels sont, à défauts d’être très nombreux, souvent médiatisés pour leur parcours peu commun. Mais le problème, complexe, est autre. Il concerne la formation, et tout ce qui est mis en œuvre pour faire progresser (détection, encadrement, etc.). Les footballeurs formés, qu’on peut subjectivement estimer comme ayant la vingtaine, passent souvent entre les mailles du filet pour une simple raison: ils ne jouent pas. Difficile de remarquer le talent de quelqu’un qui vit le football en tribune, sauf à être présent lors des entraînements. La responsabilité n’est pas tant à mettre sur les épaules d’éventuels recruteurs ou suiveurs, que sur celles d’un entraîneur qui ne lui donne pas sa chance. La révélation se fait alors en cas de blessure d’un titulaire, de transfert opportun, généralement un pari de la part de la nouvelle équipe… ou ne se fait jamais.
Ceux qui ont la chance de fouler la pelouse, et de montrer ce qu’ils savent faire, restent rarement dans l’ombre. Il y a désormais tellement d’observateurs autour de chaque club qu’il faudrait une unanimité des avis pour qu’un bon joueur soit vu comme moyen et n’évolue pas. Bien entendu, cela peut arriver. Mais l’arrivée du spectateur en tant qu’acteur du marché footballistique, symbolisée par la récente venue de Dario Cvitanich à Nice sur les conseils d’un stagiaire, fait entrer le football dans une autre dimension: celle d’un domaine où la connaissance partagée par une multiplicité d’acteurs fait perdre à celui dont c’est le métier sa plus grande légitimité supposée.
Ce qui oblige forcément les scouts à penser autrement, en recrutant de plus en plus jeune et dans des pays exotiques, comme actuellement la tendance. Fini les joueurs de l’Europe de l’Est ou d’Amérique du Sud qui semblent sortir de nulle part et illuminent une compétition internationale de leur talent. Seuls restent les joueurs fantasmés par les jeux vidéos et quelques belles prestations dans les rares grands matches dont ils sont les acteurs, mais dont le niveau est finalement loin d’être si extraordinaire, à la manière du Russe Akinfeev. Et tant pis pour la surprise.
[1] Lire "On a survécu à Saint-Marin-Moldavie".
[2] "J'ai commencé à tenter le geste à peu près deux ans avant le championnat d'Europe . Au début, lors de matches amicaux, puis je l'ai fait une fois ou deux en championnat tchécoslovaque. Ça a si bien marché que j'ai décidé d'utiliser cette technique si j'obtenais un penalty au championnat d'Europe." (sur footballwriters.co.uk).
[3] L’un des exemples les plus marquants fut le but d’Hatem Ben Arfa contre Blackburn, discuté partout sur le mode "Il a apparemment marqué un but exceptionnel", avant qu’une vidéo de moyenne qualité soit mise en ligne quelques heures plus tard.
[4] Combien de fois a-t-on pu entendre que quelqu’un connaissait depuis des années un jeune talent qu’il n’a en réalité jamais vu jouer, simplement parce qu’il l’a recruté dans l’une de ses parties. Et ce, à partir d’une base de données commune aux gamers du monde entier.