La classe americana
River Plate, América de Cali, AS Monaco... l’année 2011 fut cruelle avec les grands clubs populaires. Mais les Diables rouges colombiens en ont profité pour renouer avec leurs supporters...
Juin 2011 : la planète football s’émeut de la descente en seconde division d’un mythe argentin, River Plate. Moins de six mois plus tard, plus au nord, c’est au tour de l’América de Cali, avec ses treize titres de champion et ses quatre finales de Copa Libertadores, de goûter pour la première fois de son histoire à l’amertume de la relégation. L’ancien défenseur uruguayen de l’América, Pablo Melo, voit cependant une différence de taille dans la comparaison avec les millonarios de Buenos Aires: "Là-bas, les supporters ont eu le temps de se faire à l’idée. Ici, les gens l’ont vu venir en à peine trois matches".
Géant empoisonné
La descente aux enfers des Diables rouges ne se résume pourtant pas au simple hasard d’une séance de tirs au but, lors du dernier match de barrage contre les Patriotas du Boyacá: elle est plutôt la conséquence logique de la décrépitude d’un géant empoisonné par un environnement nocif.
Après une longue domination du championnat dans les années 80 et au début des années 90, au plus fort de la mainmise des narcos sur le football (lire "Le football colombien veut arrêter la cocaïne"), l’arrestation en 1995 de Miguel Rodríguez Orejuela [1] et le placement du club sur la liste Clinton [2] marqua le début d’une instabilité dangereuse pour l’América. Le club privé de financement, la crise économique ajouta aux guerres intestines que se livraient ses dirigeants.
Depuis son départ du club en janvier dernier, Pablo Melo porte un regard franc et acerbe sur l’ancienne administration, des gens qui selon lui "ont détourné beaucoup d’argent et qui font signer les joueurs qui les arrangent. Ils sont dirigeants, agents de joueurs, trafiquants de drogue... Ils utilisent le football pour blanchir leur argent. Les recrues de ces dernières années n’étaient pas à la hauteur d’une équipe aussi prestigieuse." Jusqu’à entraîner la chute d’un mythe, devant 35.000 spectateurs priant le Ciel pour que ces joueurs sauvent l’avenir de la Mechita dans l’élite.
"Hinchas de radio"
Un envahissement de terrain, un affrontement avec la police et une mise à sac du quartier entourant le stade Pascual Guerrero plus tard, les supporters reprennent sagement leur place dans les tribunes en ce début de championnat de seconde division. Et, à la grande surprise des observateurs, en plus grand nombre qu’auparavant.
Réputés pour leur calme voire leur apathie (ce qui souligne d’autant plus la violence des heurts provoqués par la relégation), les fans de l’América étaient surtout connus comme des hinchas de radio, préférant passer leur congé hebdomadaire "les pieds dans l’eau du río Pance que dans les tribunes du stade", comme le regrettait déjà à l’époque triomphante le mythique entraineur du club Gabriel Ochoa.
Revitalisés par l’électrochoc de la descente, les supporters de l’América ne font que peu honneur à leur réputation d’enfants gâtés et se pressent désormais pour soutenir leur équipe, malgré des journées de championnat maintenant placées le lundi: alors que le club dépassait péniblement les 17.000 spectateurs à domicile l’an dernier, le Pascual-Guerrero a connu une affluence moyenne de près de 30.000 personnes depuis le début de la saison.
Donner de la voix
Redevenu le "chaudron du diable", le stade de la capitale mondiale de la salsa voit arriver des milliers de supporters enthousiastes et à la mentalité changée, bien décidés à donner de la voix pour aider leur équipe à remonter immédiatement en Liga A. "Nous avons des supporters de premier ordre et chaque match se vit comme une fête", se réjouit le capitaine de l’América, Jaime Córdoba. "C’est une épreuve pour nous tous, mais les gens ont répondu à l’appel collectif pour encourager l’équipe dans ce moment difficile", confirme un habitué de la tribune populaire Barón Rojo.
« Je porte ce maillot avec fierté, et plus encore dans les moments difficiles »
Les supporters rivaux du Deportivo Cali ou de l’Atlético Nacional ont bien entendu une opinion plus tranchée sur les raisons de ce renouveau: si les fans escarlatas se pressent plus nombreux que l’an dernier, ce serait tout simplement pour – enfin – assister à des victoires. Mieux vaudrait en effet, pour l'Americano, jouer la tête du classement de la Liga B contre des adversaires de faible niveau que de subir des défaites continuelles en Liga A...
Éclipsant ces quolibets faciles, avec près de 87.000 spectateurs cumulés en trois matches à domicile, la lutte pour la remontée en première division fait figure de phénomène social rassemblant supporters, joueurs, dirigeants et même médias, tous unis vers le même but. Un phénomène qui finit par confirmer cette idée que l’essence du supportérisme se trouverait non pas dans les joies faciles des périodes fastes, mais bien dans le traumatisme de la défaite.
[1] Cofondateur du cartel de Cali et alors principal soutien financier du club.
[2] Liste noire du département du trésor américain incluant les individus et sociétés soupçonnés de participation au narcotrafic. Le commerce et les affaires avec les personnes naturelles ou juridiques présentes sur cette liste étaient formellement interdits.