Quotas : le coup d'éponge plutôt que le coup de torchon
Les excuses de Blanc, des sanctions ciblées: la crise trouve un épilogue qui limite les dégâts, mais elle laisse en définitive plus d'inquiétudes que de motifs d'espoirs.
Auteur : Jérôme Latta
le 16 Mai 2011
Sur un plan strictement politique, ce dénouement n'est certainement pas le pire: comme nous le souhaitions (lire "Comment plier l'affaire?"), le dossier a été instruit, Laurent Blanc a présenté des excuses claires et des sanctions seront prises, selon toute probabilité, contre François Blaquart et André Prévosto. En cas de départ du sélectionneur ou de blanchiment général, la crise aurait laissé des séquelles permanentes. Une issue positive était de toute façon difficile à imaginer avec un tel point de départ. Devant le scandale, la plupart des intérêts ont convergé et favorisé un arbitrage qui, immanquablement, a été rendu au prix d'arrangements laissant un goût plus ou moins amer.
Boucher la fuite
Deux éléments essentiels ont été ignorés. D'abord, si les deux enquêtes concluent à l'absence d'une politique effective de discrimination par les quotas, le DTN François Blaquart avait pourtant, au cours de la réunion du 8 novembre, affirmé qu'elle était déjà à l'œuvre au sein de certains clubs et que lui-même avait donné des directives en ce sens... En plus d'affirmer des conceptions douteuses, l'homme est-il aussi un mythomane?
Ensuite la thèse officielle consiste à minimiser l'importance de la réunion et des propos qui y ont été tenus et qui n'auraient que la portée d'un dérapage regrettable mais ponctuel. C'est ignorer que le discours de Blaquart, Mombaerts et Blanc avait été aussi cohérent qu'insistant à cette époque dans les médias, mais aussi déjà été particulièrement équivoque (lire "Amalgame Over" et voir les extraits de l'interview de Blanc du 8 novembre sur Eurosport et de celui de L'Équipe le 12). Le mal semblait tout de même profond: les quotas étaient dans les têtes plus que sur les graphiques du DTN [1]. Espérons que l'affaire aura permis d'y remettre quelques idées en place.
Opérations de brouillage
Ce bénéfice n'est toutefois pas certain, tant les deux semaines écoulées ont été le théâtre de diverses opérations de brouillage. L'inversion de la faute a été spectaculaire quand diverses manœuvres (plutôt fructueuses) de diversion ont successivement placé sur le banc des accusés Mediapart, la "taupe" et les membres de France 98 ayant choisi d'exprimer leur alarme. Ou quand les amis et sympathisants de Laurent Blanc l'ont posé en victime – François Blaquart ayant dû s'en charger pour lui-même, faute de trouver autant de défenseurs.
Il a surtout été dommageable que l'affaire ait été travestie et déplacée sur le terrain du "racisme" dont lui et les autres auraient été accusés – leur épargnant ainsi de faire face à leurs réelles responsabilités: avoir explicitement soutenu un projet discriminatoire en interprétant la question de la binationalité sous un prisme étroitement nationaliste et en s'appuyant sur une série d'amalgames douteux (ce qu'on est bien obligé de considérer comme les prémisses d'une pensée raciste [2]).
Différences de traitement
Certains parallèles sont tentants: entre la compréhension dont a bénéficié Laurent Blanc et la vindicte dont a fait l'objet Raymond Domenech pour des faits autrement moins graves [3]. L'intérêt supérieur de l'équipe de France explique peut-être cette différence de traitement. Toujours en comparaison, la liste des psychodrames footballistiques qui ont pris depuis dix ans la dimension de tragédies nationales n'égrène que des broutilles: l'envahissement de la pelouse par des gamins lors de France-Algérie, la Marseillaise sifflée par les Corses et les Sarrasins, la "banderole anti-Ch'tis", la main de Thierry Henry et le boycott d'un entraînement à Knysna...
Dans chacun de ces cas, les coupables étaient idéaux. Dans l'autre, il s'agit d'hommes de l'institution et d'un sélectionneur adoubé par les médias, dont l'équipe de France a accessoirement besoin pour se qualifier à l'Euro. Le tout dans un contexte de racialisation des problèmes sociaux et de tolérance grandissante pour la xénophobie ordinaire...
Un moment de débat
On ne sait pas si l'affaire aura permis d'entamer les préjugés et les fausses évidences? (lire "Minorités visibles et majorités sportives"), mais elle aura au moins été l'occasion de nourrir un débat plus intéressant que d'habitude, moins livré aux intellectuels médiatiques qu'à des spécialistes des questions soulevées. On a donc pu lire une belle somme de contributions dont nous avons dressé une liste partielle ci-dessous. Dans le même ordre d'idées, il faut saluer la maturité politique de bien des joueurs qui se sont exprimés non sans quelque courage, comme Patrick Vieira, Lilian Thuram ou Antoine Kombouaré. Enfin, nous en profitons pour remercier les participants du fil "FFF et LFP" du forum des Cahiers, dont la qualité des échanges a été une bénédiction en ces jours déprimants.
D'un autre côté, ces textes et les articles de presse en ligne ont offert un déversoir à d'innombrables commentaires haineux qui ont sonné comme autant de cris de victoire. Pour tout ceux qui se seront reconnus dans les diverses invectives qui leur ont été adressées (ayatollahs bien-pensants, gauchistes à bonne conscience, bobos moralistes, nouveaux inquisiteurs et autres immigrationnistes négrophiles), l'impression d'être cerné est tenace.
Dans une République malade, le football est décidément devenu un incroyable catalyseur des maux de la société tout entière. Cette fois, le scandale n'était pas usurpé, et le "passage à l'acte" inopiné de la DTN a embarrassé même ceux qui, dans la classe politique et au gouvernement, ont indirectement travaillé pour le rendre possible. Les conséquences de cette crise sur le football français seront peut-être limitées (ou seulement en apparence), mais c'est surtout ce dont elle témoigne, en tant que symptôme, qui laisse à craindre pour l'avenir politique de ce pays.
[1] On peut d'ailleurs redouter qu'avec leurs préjugés intacts, des recruteurs ne vont pas spontanément défavoriser des Blacks forcément "costauds" au profit de techniciens plus frêles et plus clairs.
[2] Louis-Georges Tin, dans une tribune au Monde qui explique le dépôt de plainte de son association (le CRAN), estime que "le tri se fonde sur une base nationale, mais [que] l'objectif, lui, a clairement une visée raciste".
[3] Rappelons que la Fédération a justifié son licenciement pour faute grave au motif qu'il a lu le communiqué des joueurs grévistes, omis de signaler les insultes de Nicolas Anelka au président de la FFF et refusé de serrer la main de Carlos Parreira.
Affaire des quotas : une sélection de textes
"De la fracture sociale au clivage ethnique" – William Gasparini (sociologue)
"Quand le foot s'exclut du pacte républicain" – Alain Loret (directeur de la Faculté des sciences du sport de l'Université de Rouen)
"Les mots dont souffre le football français" – Éric Fassin (sociologue)
"Noirs et blancs, des ouvriers très spécialisés" – Sébastien Chavigner (sociologue)
"L’immense majorité des joueurs est persuadée que les Noirs sont naturellement plus costauds" – interview de Sébastien Chavigner (sociologue)
"On peut souhaiter une équipe de football qui reflète la diversité du pays" – Hugues Lagrange (sociologue)
"Des dirigeants trop fermés à la question de la diversité" – Pascal Blanchard et Yvan Gastaut (historiens)
"On ne construit rien sur la peur de perdre" - Vikash Dhorasoo et Pierre Walfisz
"Affaire des quotas dans le foot : une opportunité politique ?" – Nicolas Kssis