Espagne-Yougoslavie, Euro 2000
C'était mieux avant - Il y a dix ans, la sélection espagnole de Mendieta, Raúl et Guardiola remportait un match d'anthologie avant d'affronter la France en quarts...
Auteur : Eljim
le 2 Mars 2010
Nous sommes en juin 2000, et j’ai quatorze ans. Je suis un athlétique jeune homme, extrêmement populaire. Je mesure déjà 1mètre 80 et mes muscles naissants laissent entrevoir l’apollon que je serai dans quelque temps. Mes cheveux bruns brillent au soleil alors que le vent doux me caresse les joues à travers la fenêtre entrebâillée de l’appartement avenue de Villiers, à Paris.
Rouge flamboyant
Dans quelques instants, il sera dix-huit heures, heure du coup d’envoi du troisième match de la phase de poule de l'Euro 2000. L’Espagne de Raúl et Guardiola a trois points, ce qui est correct, mais insuffisant. Il faut absolument battre la Yougoslavie (pays qui n’existe plus aujourd’hui, soit dit en passant, contrairement à l’Espagne). Alors que le coup d’envoi retentit, je mets mon livre de Nietzsche de côté et me rapproche du téléviseur pour ne rien louper de ce match. Les muscles roulent, le ballon vole et le rouge flamboyant de l’Espagne se mêle au bleu d’azur Yougoslave. L’Espagne joue bien, et diantre, comment est-ce possible, se prend vite un but par la faute de Milosevic, dictateur bien connu des instances européennes.
Je me déconfis quelque peu, pensant déjà aux railleries qui m’attendront le lendemain au collège. Je vous ai peut-être quelque peu menti, j’ai un peu trop orné, sûrement, les vides créés par le temps qui passe. Je n’étais peut-être pas si populaire. Mais l’Espagnol est fier et Alfonso, mon oncle, après un joli travail de Raúl, égalise. Un partout, mais l’Espagne est toujours éliminée, à cause de subtilités qui importent peu. Il est temps d’aller chercher un cookie dans la cuisine, histoire de reprendre des forces. Je marche malencontreusement sur mon Picsou Magazine (j’ai dit que c’était autre chose?), glisse, m’étale, et chouine un petit peu. Mi-temps, et des miettes par terre.
Munitis, c'est Zorro
Très rapidement, en début de seconde période, Govedarica, sûrement un autre dictateur, place une belle frappe sans contrôle que Canizares, pantin désarticulé toujours inutile, fait semblant d’essayer de stopper. 2-1, l’Espagne va passer à la trappe, et je compose déjà le numéro de téléphone de mon généraliste pour me faire porter fiévreux. Nom d’un petit diable, que vois-je? Un joueur inconnu met une magnifique frappe du gauche, pleine lucarne. Munitis, c’est son nom, à ce Zorro qui, à n’en pas douter, deviendra un grand joueur. Le Real Madrid sent d’ailleurs bien le coup en l’achetant rapidement après la compétition. Le match est relancé, sapristi. Je regrette de voir ce match tout seul. Mes frères sont absents, et mon père est à son école. Flûte de pan.
Mais le Yougoslave est fourbe. À la 75e minute, ça cafouille dans la surface ibère, et un joueur se jette pour la reprendre Komljenovic, ou plutôt, comme elle vient. S’en est fini des espoirs de gloire et de reconnaissance. Raúl, qui vient de gagner la Ligue des champions, ne réussira pas le doublé. Les minutes passent, cruelles, et l’action stagne. Je me hasarde même à jeter un œil sur mon Journal de Mickey.
Nous entrons dans les arrêts de jeu, l’Espagne pousse, mais pour quoi faire? Une faute dans la surface, à la 91e minute, et une balle de 3-3 que transforme Mendieta. Sa joie m’étonne, je suis complètement blasé et abasourdi, cette égalisation tardive n’a pour moi aucune utilité. Je suis sur le point d’éteindre la télévision. Ma mère passe par là, et me demande si ça va, sans écouter la réponse. "Non, mère. L’Espagne va encore se faire éliminer".
Comme un poulpe
Il y a des moments de fulgurance, parfois, de joie tellement intense, qu’ils vous font perdre toute notion de la réalité. Lorsque Alfonso, d’une reprise du gauche à l’entrée de la surface, marque le but de la victoire, un but impossible et surnaturel, à la 94e minute, je perds totalement le contrôle de moi. Je fais deux aller-retour du salon au couloir, en courant, et me retrouve à m’agiter devant la fenêtre de mon salon, gesticulant comme un poulpe en manque d’air. Des gens, incrédules, me regardent par la fenêtre. Je me sens beau, vivant, je suis exalté, l’Espagne a gagné, l’Espagne a marqué, quelle joie, quelle beauté. Mon père rentre du travail, la mine compatissante, me demandant si je ne suis pas trop déçu que L’Espagne ait perdu 3-2 (c’était le score, lorsque, consterné, il avait éteint le téléviseur de son bureau). Je vis dans un rêve, et la réalité est ce rêve incroyable. Je suis invincible, l’Espagne est invincible.
Trois jours plus tard, Raúl envoie un penalty dans les nuages, à la 89e minute de France-Espagne. L’Espagne est éliminée, et mes camarades de classe viennent m’insulter devant mon appartement. Quel beau sport que le football.
[Texte initialement paru sur Owl Work And No Play]