Liberté d'éructation
Une odieuse censure menace les grandes gueules du football français, qu'on empêche de déraper à leur guise. On a pourtant l'impression de les entendre encore.
Auteur : Pierre Martini
le 6 Oct 2009
C'est un sujet de Canal Football Club, traité dans la rubrique "Le Buzz": "Le foot condamné à la langue de bois?" Les premières secondes indiquent que tout est construit sur deux faits qui n'ont pourtant rien à voir: "Quand deux entraîneurs de renom [Gourcuff et Kombouaré] lâchent ce qu'ils ont sur le cœur, ils finissent devant le Conseil de l'éthique. Quand un joueur dit la vérité après France-Roumanie [Benzema avouant qu'il n'avait pas eu "envie de tout donner"], il est sermonné. À se demander si dans le monde du foot, il n'est pas devenu dangereux de dire ce que l'on pense vraiment".
Le Blachas est ouvert
Convoqué comme expert, Christian Blachas balance d'emblée la tarte à la crème sociétale en réussissant un hat-trick de lieux communs: "Le politiquement correct a gagné. On vit dans une société de plus en plus procédurière. (...) Le football est à l'image de la société dans laquelle on vit". En guise d'illustration, des extraits de Frédéric Antonetti ("On manque de courage dans ce pays") ou de Pablo Correa ("Ça s'appelle du vol") sont collés là on ne sait trop pourquoi. "Où commence la censure?", recadre le journaliste.
À défaut de refaire l'histoire, Blachas réécrit le présent : "On a l'impression que les instances du football veulent se refaire une virginité en étant très sévères avec ceux qui ont un geste maladroit à l'égard de l'arbitre, etc., etc." L'ancien animateur de Culture Pub a dû rester bloqué dans les années 80. "Des entraîneurs qui n'osent plus dire quoi que ce soit de peur de se faire convoquer par la Commission de discipline... Si jamais on regarde l'arbitre de côté, on va également être convoqué, avoir trois matches de suspension. C'est n'importe quoi". En effet.
Un peu de fraîcheur
On se tourne vers des spécialistes plus patentés. Etienne Moatti, de L'Équipe: "En Premier League, dès que quelqu'un dit quelque chose, convocation, amende, suspension. Il faudrait pas que la Ligue 1 devienne comme ça, c'est pas de ce point de vue-là qu'il faut copier la Premier League" (1). Il a raison, Étienne, c'est tellement vivifiant, ce football français d'essence libertaire où l'on peut qualifier sans scandale un arbitre de "raclure de bidet" quand on est président de club (2) ou de voleur quand on est un journal de référence (3). Où l'on apprécie d'entendre un entraîneur de l'élite "protéger ses joueurs" en invoquant des "claques dans la gueule" à l'attention d'un confrère, ou de voir un dirigeant se livrer à une énième pantomime, cette fois dans le vestiaire des arbitres. Où l'on se félicite de voir les joueurs exercer leur droit de hurler au nez de l'arbitre.
Démocratie, prends garde: même si tout semble encore permis, le "politiquement correct" et la "langue de bois" menacent ces îlots de résistance où règne la liberté de ton façon RMC: si l'on ne peut plus utiliser des termes comme "pipe" ou "Chinois" pour parler de personnes que l'on veut se faire en direct, où va-t-on?
Au terme de ce joli exercice d'inversion de la réalité, voilà nos dérapeurs dédouanés de toute responsabilité et présentés comme les victimes de leur franc-parler. Le Conseil de l'éthique n'est pas un machin creux et mou, mais le bras armé d'une justice impitoyable. Et ne croyez plus que la faillite disciplinaire du football français permet d'organiser l'impunité de tous (4): on assiste au contraire à une dérive répressive menaçant la liberté d'expression (5). Tant pis si cette dernière n'est employée qu'au profit d'invectives ou d'accusations contre tous les boucs émissaires qui passent. Et d'un journalisme qui se nourrit de polémiques bancales pour se dispenser de dire vraiment quelque chose.
(1) On note qu'à l'inverse, le "En Angleterre, c'est jamais sifflé" est admiratif d'un certain laxisme sur le terrain. Il semble qu'il faille absolument détester toute forme d'arbitrage.
(2) Lire "La raclure et les racleurs".
(3) Lire "Didier Roustan Ultimate Fighting".
(4) Lire "Plus rien à voir" et "La polémique, oui, les solutions, non".
(5) Ironiquement, ceux qui affichent leur inquiétude pour la liberté d'expression sont peu ou prou les mêmes chez qui le mauvais goût d'une pauvre banderole déchaîne des éruptions de moralisme et une apologie de la censure sélective (lire "Banderole décomposition" ).