L'ennui du chasseur
On s'amuse enfin à lire la presse spécialisée, engluée jusqu'à récemment dans un consensus indigne, mais qui retrouve ses bons vieux réflexes.
Auteur : Jérôme Latta
le 17 Juin 2008
C'est l'heure. L'heure des procès de coin de table, des verdicts de comptoir, du coaching journalistique... L'épanchement succède enfin au suintement. On a failli attendre, mais les deux matches des Bleus en Suisse ont crevé un abcès qui grossissait depuis quelque temps – ou depuis toujours.
La principale école du journalisme sportif, celle qui touche le plus d'audience, consiste pour une large part à alimenter le ressentiment des soixante millions de sélectionneurs. Le drame est que, confinés en tribune de presse, ces journalistes-là n'entendent pas le résultat de leur évangélisation: placés au milieu de certains de leurs lecteurs, ils mesureraient, à chaque invective stupide, à chaque argument crétin, à chaque analyse grossière, quelle culture ils ont inculquée à leurs fidèles. Nul doute qu'ils y gagneraient des doutes sur leur vocation.
Et sonnent les cloches
C'est l'heure des injonctions, donc, du poing qui s'abat sur le zinc. "Ce n'est plus possible", titre L'Équipe, qui sous-titre "Les Bleus ne peuvent pas continuer avec cette défense. Raymond Domenech devra faire ses choix" (sic). Domenech est menacé. Ce serait même la raison de son affabilité des derniers jours avec les journalistes, selon Joël Domenighetti, le sélectionneur hésitant à "lutter contre l'opinion". Car "l'opinion", c'est l'opinion des journalistes.
L'heure de relire l'histoire, aussi. "Ce constat [de la solidité défensive] avait évidemment une valeur mais ne tenait qu'à un fil. On sentait bien qu'une brise suffirait à ruiner la charpente", écrivent les prophètes à l'envers Hervé Penot et Sébastien Tarrago dans le quotidien sportif. Notre duo affirme aussi sans rire que "Jean-Alain Boumsong pourrait remplacer [Thuram] numériquement" et prouve que les absents ont toujours raison quand on perd – ne reculant pas devant la mauvaise foi lorsqu'ils accordent un satisfecit à Évra sur la foi de son seul apport offensif, dans un article censé évaluer les solutions pour renforcer la défense...
Cette justice est sélective, en effet: Henry lui échappe, en dépit d'un bilan médiocre. "L'attaquant barcelonais a su rester dans la caste des indiscutables", écrit Jérôme Touboul qui n'indique pas où réside cette caste et qui oublie de préciser que c'est lui et ses collègues qui gèrent la liste de ses membres. "La question est plutôt de savoir qui jouera avec lui mardi". Pourtant, de son propre aveu, Henry ne joue pas à cent pour cent... Ce que l'on reproche à Thuram ou Sagnol ne vaut donc pas pour lui.
Glasnost en direct
C'est l'heure, et juste avant l'heure, il y a eu la préparation du terrain, comme avec cet article génial de Jérôme Touboul, formé à l'école du PSG, qui se lançait dès vendredi dans des spéculations acrobatiques sur l'existence de tensions au sein du groupe. À ce sujet, on a vécu un moment de sincérité à l'antenne de L'Équipe TV, dimanche soir (1), interprété par Karim Nedjari (Le Parisien) en plateau et Vincent Duluc (en duplex) qui contredirent leurs collègues à propos des "tensions" au sein du groupe. Ce dernier, étonnant de pondération et d'indulgence ces dernières semaines dans son journal, a d'abord exprimé ses réserves quant aux supputations sur l'ambiance en général (2) et sur la mise au ban supposée de Benzema en particulier. Il explique ensuite que contrairement à jadis, les suiveurs n'ont plus de sources directes au sein du groupe, et que les sources officieuses ne sont ni plus ni moins que des agents de joueurs qui répercutent des confidences de seconde main.
Son confrère, manifestement revenu de sa période bruits de plomberie, explique alors que l'agent de Benzema, Karim Djaziri, est jeune et ne dispose pas d'une grosse écurie... et que son poulain est convoité par les agents mêmes qui répandent, sur la foi de confidences supposées de leurs joueurs, des versions à charge contre le Lyonnais. Vincent Duluc soulignera enfin les effets de la cohabitation de deux cents ou trois cents envoyés spéciaux qui scrutent des déclarations creuses, auxquelles ils donnent un sens qui les transforme en rumeurs, elles-mêmes commentées par ce microcosme...
Communication de crise
Avec les derniers rebondissements liés à la mise en cause du staff médical par Patrick Vieira, les procureurs déduisent de leurs reproches sur la (non-) communication du sélectionneur – vieille rengaine et vieille frustration – des accusations sur sa compétence.
La plus déplorable ironie consiste à entendre sur L'Équipe TV Emmanuel Petit, champion du monde de Jacquet, prétendre que justifier publiquement ses choix est une obligation absolue du sélectionneur, et conclure à "l'incohérence" de ceux de Raymond Domenech. "Fallait-il sélectionner un joueur sur son passé, et pas sur la forme du moment?", ajoute l'ancien joueur, qui précisera plus tard penser à Robert Pires. Et semble avoir oublié que lui-même (comme l'ami Robert, d'ailleurs) avait réclamé son retour en bleu sur la foi de ses états de service... Les consultants n'ont décidément pas de peine à entrer dans la danse, au bal des aigris.
On en oublierait presque qu'il reste un match à jouer et quelques heures pour deviner, sans l'aide de jumelles à flanc de colline, quelle équipe sera alignée à Zurich. Et l'on tâchera de ne pas faire comme tous ceux qui ont donné "leur" compo ici et là sans faire la moindre allusion au dispositif de l'Italie et à ses joueurs italiens.
(1) Total Foot, animé par Vincent Coueffé et avec la présence du très bon Angel Marcos, s'est avéré être une émission extrêmement plaisante. Jusqu'à hier soir, le plateau se transformant alors en tribunal avec Emmanuel Petit dans le rôle particulièrement détestable de l'ancien international qui règle vilainement ses comptes avec le sélectionneur, dont il qualifie prématurément le travail de "fiasco total".
(2) En vrac, il a été question de l'arrogance des jeunes, d'une altercation entre Makelele et Benzema, de l'isolement d'Henry et des pâtes qui étaient trop cuites.