Liste fucking
L'annonce de la pré-liste de trente joueurs pour l'Euro a fait plus de ronds dans l'eau que de vagues. Elle confirme pourtant des choix humains qui déterminent la philosophie de jeu des Bleus...
Auteur : Jérôme Latta
le 20 Mai 2008
L'annonce des listes pour les phases finales est toujours un moment particulier. D'abord, le cérémonial marque la césure entre les compétitions de clubs et le début virtuel d'un championnat d'Europe ou du monde. Ensuite, il constitue aussi un rendez-vous traditionnel pour les polémiques auxquelles se prêtent particulièrement les choix du sélectionneur. Et, à défaut, ses non-choix au travers d'une liste élargie peuvent aussi alimenter en grains les moulins à vent.
Le consensus dure
Mais il faut bien reconnaître que depuis Jacquet 1998, ces annonces donnent finalement lieu à bien peu de débats (lire la rétrospective ci-dessous). En dépit de la tendance à estimer, d'une part, qu'une sélection se compose au mérite en comptant les étoiles France Football, d'autre part, qu'une quarantaine de joueurs "méritent", les listes finales se dégagent assez naturellement d'elles-mêmes. Peut-être que les cinquante millions de sélectionneurs ont finalement intégré l'idée qu'il n'en fallait qu'un.
Cette saison, Raymond Domenech a pourtant fait en sorte de remuer les boules dans le saladier plus souvent à son tour, avec sa résurrection des A', ses listes à rallonge et son 29 qui devient 30 en sortant de sa manche. Mais il ne laisse finalement que quelques cheveux à couper en quatre – du moins en attendant la désignation des sept exclus (1). Les absences de Clichy, Sagna, Rothen, Valbuena ou Saha ne sont pas de nature à soulever l'indignation des foules, celle de Trezeguet était acquise et les "arrivées" de Mandanda et Gomis sont bonnes à mobiliser quelques commentaires. Même le jeu des sept exclus à venir ne présente pas un très grand niveau de difficulté – à l'exception d'un éventuel "duel" entre Nasri et Ben Arfa.
L'accueil globalement bienveillant accordé à cette pré-liste confirme qu'avec le parcours du Mondial 2006, Domenech s'est offert une remarquable latitude, à l'image de celle qui avait présidé aux choix de Lemerre en 2000. Et malgré ses efforts pour provoquer le milieu de temps en temps, il est loin d'avoir avec les médias une relation aussi conflictuelle que ce prédécesseur-là.
Schéma unique ?
Des débats, on regrettera qu'il n'y en ait tout de même pas plus autour de David Trezeguet, ne serait-ce qu'en guise d'hommage à ce joueur exceptionnel, enterré depuis longtemps sans autre forme de procès, ni autopsie, sous des tombereaux de lieux communs et de comparaisons biaisées (2). Si Flaubert devait réécrire aujourd'hui son dictionnaire des idées reçues, il ménagerait une entrée à l'attaquant de la Juve. Trezeguet: attaquant de surface; ne convient pas au schéma tactique de l'équipe de France; ne marque plus en équipe de France depuis qu'il n'y joue plus.
La deuxième de ces définitions implique l'idée que l'équipe de France ne jouerait qu'avec un seul schéma tactique, et en particulier une seule configuration en attaque. Drôle d'idée, qui suggère que, quelle que soit l'adversaire, le déroulement du match ou son enjeu, une équipe jouerait de manière invariable, et recourrait aux mêmes solutions offensives...
Elle témoigne en tout cas du fait que Domenech a imposé à l'opinion une sorte d'identité de jeu que souligne ce choix de ne compter que des milieux défensifs sur la diapositive des "milieux de terrain", Malouda, Ribéry, Nasri, Ben Arfa et Govou étant inscrits au registre des "attaquants". La formule est connue: forte assise défensive (une tradition inaltérable depuis plus de dix ans), disposition centrée sur les milieux récupérateurs et jeu dit "de contre" (en tout cas sporadique) appuyé sur la vitesse des quatre de devant. Reste à savoir si ce registre, un peu exclusif sur le papier, ne prive pas l'équipe de la capacité d'adaptation que risquent d'exiger les circonstances.
Les cadres ont gardé la main
Le sélectionneur s'appuie aussi sur une autre forme de consensus, interne celui-là. On avait beaucoup glosé sur ses rapports supposés conflictuels avec les cadres, que l'aventure allemande avait finalement aplanis. Celle-ci lui a aussi permis de rééquilibrer les rapports entre la génération "d'avant" – les Vieira, Thuram, Henry, Makelele et autre Sagnol – avec "sa" génération – celle des joueurs qui se sont imposés sous son mandat (sous Domenech II plus que sous Domenech I): Malouda, Ribéry, Abidal, Gallas... Sans oublier les jeunots qui ont éclos sous Domenech III.
Malgré la défaite en finale, le principal héritage du mois de juin d'il y a deux ans avait justement été cet amalgame réussi qui assurait une précieuse continuité. Une continuité qui paraissait pourtant improbable au printemps 2006, tant on avait alors l'impression que l'après-Weltmeisterschft appellerait à repartir de zéro. Il est toutefois notable que deux ans après, les cadres ont encore la main, les titulaires plus récents n'ayant pas encore le même statut – notamment concernant la définition des grandes options tactiques de l'équipe, ces dernières découlant presque automatiquement du choix des hommes.
Des joueurs sous contrat
Surtout, Domenech a tacitement reconduit un contrat de confiance avec les "piliers" de l'équipe, quasiment affranchis du devoir de performance au cours de la saison écoulée dans leurs clubs. Intermittents (Makelele, Thuram), blessés (Sagnol, Thuram) ou en demi-disgrâce (Henry, Thuram), pour ne prendre que ces exemples, ils sont quasiment assurés d'être titulaires en juin. Le sélectionneur attend d'eux qu'ils lui rendent cette confiance, s'épargnant ainsi d'établir des rapports de force et effectuant un pari humain... qui sied d'ailleurs assez bien à l'histoire des Tricolores depuis 1998 et dont on retrouve l'empreinte aussi bien dans leurs succès que dans leurs échecs.
En-deça de la question de la justesse de ce choix stratégique, on peut d'ores et déjà poser celle d'un niveau de performances qui dépendra en grande partie d'une équation complexe, dans laquelle il faudra faire entrer l'âge des capitaines, l'état de forme de ceux qui ont très peu joué et celui de ceux qui ont beaucoup joué, mais aussi les temps de préparation très variables des uns et des autres. Espérons qu'un supercalculateur a été mis à disposition de Robert Duverne.
Sauf s'il réserve ses surprises pour la compétition elle-même (surprises qui pourraient passer par la variable du nombre de "jeunes" intégrés), on peut être sûr qu'en cas d'échec, on reprochera à Domenech ce qu'on avait reproché à Lemerre: une confiance jugée excessive en ces joueurs – et ce, même si ces accusateurs auront eux-mêmes largement contribué à ce blanc-seing.
Quoi qu'il en sera, l'Euro des Bleus a été lancé avec cette conférence de presse. Les dés sont jetés, ils roulent encore, pour très peu de temps.
Listogramme
Les adeptes du voyage dans le temps peuvent se replonger dans le contexte de précédentes phases finales, depuis les 28 de Jacquet jusqu'au Powerpoint muet de Domenech, en passant par la non-annonce de Lemerre et l'annonce inopinée de Santini:
• "28 motifs de polémiques", mai 1998
• "Roger trompe son monde", mai 2000
• "23 Bleus et pas vraiment de polémiques", mai 2002
• "Santini sort la liste de son chapeau", mai 2004
• "La liste dans la vallée", mai 2006
(1) On peut s'amuser de ce que L'Équipe, comme condamnée à une forme de révisionnisme, persiste à dépeindre avec force omissions l'épisode de mai 1998. On a ainsi pu lire, lundi, que l'annonce d'une liste de 28 était un précédent, alors que les sélectionneurs anglais (Hoddle), belge (Leekens) et camerounais (Le Roy) avaient procédé à l'identique. Signalons aussi qu'en 1978, la FIFA avait exigé des équipes qualifiées au Mundial argentin une liste de 40 joueurs parmi lesquels devaient figurer les 22 définitifs. Pour mémoire, voici la liste et ses exclus (entre crochets):
Gardiens
[Rey], Bertrand-Demanes, [Bergeroo], Dropsy, Baratelli
Défenseurs
Janvion, Bossis, Trésor, Battiston, [Tusseau], Bracci, [Cazes], [Bacconnier], Lopez, [Guesdon], Rio, [Zambelli], [Specht]
Milieux
Bathenay, Guillou, Platini, [Sahnoun], Michel, Papi, [Lacuesta], Petit, [Kéruzoré], [Huck], [Giresse]
Attaquants
[Baronchelli], Lacombe, Six, Rocheteau, Berdoll, [Amisse], Rouyer, [Gemmrich], Dalger, [Soler], [Florès]
(2) Vincent Duluc écrit dans L'Équipe que "le buteur de la Juve n'avait plus eu la moindre influence en phase finale depuis son but en or, en 2000, face à l'Italie". Sans s'arrêter à l'idée que l'influence se limiterait aux buts, rappelons-lui qu'en 2002, personne n'avait eu la moindre influence. Qu'en 2004, Trezeguet est l'auteur de l'égalisation cruciale contre la Croatie. Et qu'en 2006, il n'a quasiment pas joué.