Pourquoi L'Équipe ne comprend pas le football
Magnanimes, les Cahiers vous expliquent pourquoi vous avez raison de ne pas lire le quotidien sportif, dont les journalistes, en prétendant analyser la défaite de France-Écosse, ont démontré qu'ils ne saisissent décidément pas les principes de notre sport préféré.
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Auteur : Pierre Martini
le 18 Sept 2007
France-Écosse : 0-1. Une défaite qui redistribue brutalement les cartes de la qualification à l'Euro, dans le groupe B. Une aubaine pour les spécialistes qui ont pu discuter ce résultat et ses causes profondes. Et c'est évidemment de L'Équipe que l'on attendait les analyses les plus fines, les plus exigeantes, les plus complètes, et les plus impartiales. Blague à part, la façon dont le journal a traité la question, au surlendemain du match, est éclairante à tout point de vue.
Autopsie d'une autopsie
Titraille. Il y a d'abord ce gros titre: "L'autopsie d'une faillite". On n'a pourtant constaté ni mort, ni dépôt de bilan mercredi soir au Parc des Princes, l'équipe de France n'étant pas encore éliminée. Que les journalistes se posent d'emblée en médecins légistes ou en liquidateurs judiciaires est toutefois assez significatif.
Responsables. Le sous-titre en dit long, également: "Les responsabilités sont multiples". Car ce sont des responsabilités qu'il faut chercher, pas des causes, des raisons ou des explications. Le terme nous place d'ores et déjà sur le terrain du procès: il s'agit de juger, pas de comprendre.
Absences. Dans le long article qui égrène ces "responsabilités", il n'est pas fait mention un seul instant des joueurs auxquels on pourrait pourtant imputer, à des degrés divers, la survenue du but écossais. Rien non plus sur les attaquants qui n'ont pas converti des occasions nettes (sauf sur Trezeguet).
Short list. Titularisation de Vieira plutôt que de Toulalan, entrée trop tardive de Nasri et Benzema, recours au 4-4-2, suspension de Henry imputée au staff... Voici les griefs formulés, mais à peine développés. On s'étonne de la minceur du réquisitoire, et l'on trouve que les "responsabilités multiples" évoquées plus haut convergent toutes vers le même endroit.
Bégaiement. Erreur de montage ou insistance, deux passages disent la même chose. "Raymond Domenech n'a pas dit qu'il regrettait, ni qu'il s'était trompé. On peut donc le dire pour lui: il s'est trompé". Et puis, plus loin: "Domenech s'est-il trompé? Oui, semble-t-il, et sur plusieurs points".
Hoquets. Quand on tourne la page, Jean-Marc Butterlin fustige la "suffisance" des Bleus et de leur encadrement, puis l'arrogance de David Trezeguet pour avoir déclaré "On était plus forts qu'eux" alors qu'il "avait déjà posé les jalons de la suprématie tricolore en octobre de l'année dernière" (rires).
Vendetta. C'est encore Raymond Domenech "méconnaissable" devant la presse, qui fait les frais de la vindicte de... Régis Testelin. N'ayant toujours pas digéré le parcours des Bleus en 2006, il nous offre le seul moment un peu drôle de cette lecture en décrivant un sélectionneur "étonnamment humble".
Nerf de la guerre. Un article d'angle nous informe que "TF1 et M6 prient pour que les Bleus ne passent pas à la trappe", compte tenu du montant acquitté pour les droits de l'Euro. L'Équipe omet juste de signaler que ses propres intérêts économiques sont dramatiquement liés au destin de la sélection, eux aussi. Dommage, cela aurait éclairé le point de vue de la rédaction.
Témoin assisté. Enfin, page 5, voici une interview de Michel Platini, manifestement arrachée au président de l'UEFA (que la photo nous montre poursuivi par Claude Droussent, directeur des rédactions). Alors que de nombreux sujets sont abordés, le titre, le sous-titre et les intertitres sont tous bloqués sur le match contre l'Écosse. Et si Platini s'est contenté d'observations, elles sont transformées en témoignages à charge ("Michel Platini attribue les difficultés des Bleus à leur incapacité à éliminer l'adversaire").
Exclusif : nous tenons les vrais coupables !
Il échappe manifestement à l'entendement de nos spécialistes qu'en cas de défaite, toutes les options prises sont jugées mauvaises, et toutes les autres sont rétrospectivement posées comme bonnes (personne n'imagine un scénario aussi mauvais, voire pire, à partir de ces hypothèses alternatives). C'est le fonds de commerce de tous les décortiqueurs de défaites. Allez prouver, vous, que si Govou avait joué défenseur central, les Bleus ne l'auraient pas emporté facilement...
Car revenons un instant au match. Celui-ci n'a basculé que sur un coup du sort en totale contradiction avec la domination, la maîtrise et le nombre d'occasions françaises. Certes, les Bleus auraient toujours pu faire plus et mieux, certaines individualités auraient pu être meilleures. Mais si ce match était rejoué dix fois, ils le gagneraient à neuf reprises. En d'autres termes, L'Équipe exonère les deux principaux coupables de la soirée: James McFadden et le football.
Car en effet, le football n'est pas encore ce sport dans lequel le résultat serait décidé après avoir pesé la "valeur" des joueurs. Il est ce sport incroyablement injuste dans lequel l'aléa prend un poids parfois terriblement cruel. Ce sport dans lequel le parcours d'une équipe ou un destin de joueur se joue à trois fois rien. Ce sport qu'on aime, dans la peine ou dans la joie, avec une intensité incomparable. En football, on travaille pendant des heures et des années, on étudie chaque détail, on décrypte le jeu de l'adversaire, on optimise la préparation physique, on soigne l'organisation avec la dernière maniaquerie, etc. Juste pour mettre le plus de chances possibles de son côté, sans jamais pouvoir éviter qu'une frappe improbable à 35 mètres des buts ne vienne tout foutre en l'air.
Passer à côté du football
Dès lors, prétendre analyser systématiquement ce sport en ne se plaçant que sur le registre du procès (à plus forte raison sans enquête, sans instruction, sans droits de la défense ni débat contradictoire), expliquer un match uniquement par son score, évidemment, c'est se fourrer le doigt dans l'œil jusqu'au cubitus. C'est développer une vision simpliste du foot, passer à côté de ce qui fait sa quintessence, de ce qui fonde notre amour immodéré pour lui – y compris dans les futiles souffrances qu'il nous inflige (comme une qualification pour un Euro contrariée).
Mais ne prenons pas ces journalistes pour des imbéciles. Il se peut très bien, en définitive, qu'ils ne soient pas dupes une seconde du jeu qu'ils jouent, dans la mesure où celui-ci consiste à flatter systématiquement les instincts vindicatifs de leur lectorat. Ils ont ainsi toutes les raisons de croire que la polémique, le fiel, le procès à charge sont bien plus rentables commercialement qu'une approche faite (au moins pour partie) de tendresse, d'empathie, de compréhension, de doute méthodique, d'humilité, de recherche de la vérité (1).
Ce choix consiste donc à s'aligner sur le plus petit dénominateur commun des amateurs de foot, pas forcément le plus flatteur: ce goût excessif pour le règlement de compte, le braillement, le verbe vengeur ou bilieux, l'omniscience, la désignation de victimes expiatoires, etc. Toutes choses très communes voire amusantes chez tout un chacun, mais qu'en théorie on préféreraient ne pas retrouver, systématisées en politique rédactionnelle, dans un quotidien sportif (2).
À notre lecteur (3)
Ami lecteur, arrivé à ce point (ce dont nous te félicitons, puisque nous prenons les paris que d'autres que toi auront réagi bien avant), nous savons ce que tu penses: pourquoi dépenser tant d'énergie à pourfendre les mêmes vieux moulins décrépits? Pourquoi revenir à la charge sur notre monture famélique, alors que tu attends plutôt de nous une analyse tactique comparée du replacement défensif de Nancy et Valenciennes, ou alors une fiction hilarante sur le Stade rennais en 2034?
Et bien, l'aveu tombe de lui-même: oui, nous sommes assez bêtes pour attendre encore quelque chose de L'Équipe. Oui, nous aimons ce journal, ou nous l'avons aimé. Non, nous ne saurions renoncer à l'idée qu'un autre journalisme sportif est possible, même au sein du groupe Amaury. Non, nous ne pouvons accepter que le principal journal sportif français soit à ce point incapable d'amour, d'humour et de sensibilité.
La vérité, c'est que nous avons plus de respect pour le journalisme sportif que les journalistes sportifs eux-mêmes. Et tant que personne d'autre ne prendra le relais dans cette critique des médias qui est fondatrice pour les Cahiers, tant qu'une infinie complaisance permettra à L'Équipe et aux autres de mariner dans leur bonne conscience et leur morale à deux sous, nous ne baisserons pas les armes, camarade!
(1) Le débat est ouvert pour déterminer si cette malveillance consubstantielle de la ligne éditoriale de L'Équipe est innée ou acquise. Il faudrait, pour parvenir à plus de certitudes, étudier le "vivier" dans lequel le journal fait grandir ses bébés journalistes, et les méthodes par lesquelles on calibre ces petits poissons afin qu'une fois parvenus à maturité, ils n'aient plus que l'envie de mordre.
(2) Sur la "satisfaction des pulsions" du lecteur pour des raisons de marketing, lire l'article de Johann Harscoët, "L'Équipe, l'épique et l'éthique", dans Le Monde Diplomatique de septembre.
(3) Le singulier s'explique par le fait qu'en comparaison du lectorat de L'Équipe, le nôtre est minoritaire au point d'être littéralement isolé.