Décompte à rebours
Les Jeux Olympiques révèlent, dans nos médias, une conception accablante du sport en général et de l'olympisme en particulier – gouvernée par l'obsession des médailles et un chauvinisme primaire...
Auteur : Étienne Melvec
le 14 Fev 2006
Le principe de base de la médiatisation des JO, c'est le décompte des médailles. Médailles françaises, s'entend, puisque le total des breloques attribuées par le CIO est connu d'avance et que le nombre de titres obtenus par la Slovénie a peu de chances d'émouvoir les salles de rédaction. Avant la quinzaine des anneaux, on a d'abord droit à l'objectif numérique de la délégation française, censé dépasser la récolte précédente – selon une petite logique commerciale bien connue dans la grande distribution, où le rayon doit toujours faire plus de chiffre qu'à N-1.
Ensuite, au jour le jour, l'actualité s'annonce chaque matin avec les "chances de médailles" de la journée. Le soir est l'heure des bilans pour le "tableau des médailles", consciencieusement rempli par nos experts comptables.
Ce n'est même pas la participation des Français qui prévaut, mais uniquement leur contribution au tableau d'honneur. Ainsi, Raphaël Poirée (leader de la Coupe du monde de biathlon) eut les faveurs des chroniques matinales, mais disparut presque totalement de celles du soir et du lendemain, après sa vingtième place dans le 20km individuel...
La Marseillaise ou le silence
Plus affligeant encore que le sort fait aux vaincus, il y a celui réservé à la compétition elle-même et aux disciplines concernées, qu'on ne saurait accabler de plus de mépris. "Une fois encore, on va nous utiliser pour les médailles et puis on va nous oublier", déplorait récemment dans les colonnes de L'Équipe Doriane Vidal (argent à Salt Lake City, huitième de la compétition de snowboard / half-pipe à Turin). Daniel Bilalian, directeur des sports de France Télévisions, confirme à sa façon: "Les téléspectateurs viennent regarder une épreuve soit parce qu'ils sont amateurs de ce sport, soit pour entendre la Marseillaise" (JDD). Les amateurs de luge monoplace hommes ou de HS 106 individuel étant rares, on aura compris le message.
Car les JO d'hiver recèlent leur lot de sports bucoliques qui comptent quelques centaines de licenciés dans une poignée de pays, dont les compétitions olympiques se déroulent devant de rares spectateurs, et qui valent au moins aux téléspectateurs curieux le plaisir quadriennal consistant à s'absorber dans un spectacle auquel ils ne comprennent pas grand chose, bercés par les commentaires des consultants de service – abscons au point de confiner à la poésie.
On pourra ainsi estimer que ces minutes de gloire rendent un peu justice à ces sportifs, ces disciplines et ces fédérations qui restent dans l'ombre le reste du temps, mais le pic olympique établit simultanément l'impossibilité d'un véritable développement pour les "petits" sports, qui retourneront à une indifférence absolue dès la cérémonie de clôture achevée. La magie de l'Olympe a quelque chose de bidonné.
Singes parlants
Enfin, le pire réside probablement dans le traitement des médailles elles-mêmes, qui vont donner matière à tout ce que la France compte d'éditorialistes patentés (de ceux que reprennent les revues de presse des radios, le matin), lesquels vont filer la métaphore et se gonfler d'emphase pour tirer la substantifique morale des "exploits" de la veille. La médaille d'or d'Antoine Deneriaz en descente n'a pas échappé à la règle... Jacques Camus (la République du Centre): "La France qui gagne se trouve souvent là où on l’attend le moins.(…) Admirable leçon de courage à l’adresse de la France qui tombe, et qui va peut être après la déconfiture de la candidature parisienne, sortir de son spleen olympique". Pierre Taribo (L’Est Républicain): "Une bouffée de bonheur. Souvent le sport nous entraîne vers le haut". Patrice Chabanet (le Journal de la Haute Marne): "Elles nous feraient du bien ces médailles en économie où la croissance s’essouffle avant même d’avoir repris et où le commerce extérieur nous fait connaître des descentes qui n’ont rien d’olympique".
Ah, pitres de papier, singes parlants qui s'abêtissent jusqu'à s'éculer dans le cliché de la "France qui gagne" et qui tirent de grandiloquentes conclusions de victoires sportives... Le seul enseignement à tirer des Jeux, c'est le niveau abyssal atteint par la pensée médiatique. Malheureusement, la plongée en eaux profondes n'est pas discipline olympique.