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12 juillet [11/13]

Onzième épisode. Un quart d’heure à tenir. Barthez se tape les joues pour rester concentré,  Louise se souvient du jour où la vie de Fred a basculé et Giovanni se demande quand il deviendra enfin adulte. Pour sa part, Fred préfère écouter les matches à la radio.

Auteur : Bruno Colombari le 21 Dec 2005

 

ONZIÈME ÉPISODE
 
* * *

22H43
GIOVANNI

 
Pendant un instant, j’ai cru que Fred avait disparu. Il était sorti de mon champ de vision et aussi de mes pensées. il faut dire que ça se bouscule dans ma tête ce soir: Nat qui réapparaît dans les tribunes, Louise qui me fait des avances...
Il y a dans l’air quelque chose de palpable, un peu comme la tension qui précède l’orage. Les minutes ont de l’épaisseur, du poids, le temps prend trois dimensions, je pourrais presque le toucher. Drôle de sensation.
En tout cas je ne regrette pas d’être resté.
A quoi il peut bien penser, Fred, en ce moment? Le gens comme lui, que la mort a tenu dans ses bras avant de les relâcher comme à regret, est-ce qu’ils ont la même perception du temps que les autres? J’en doute.
L’accident de Fred a coupé sa vie en deux, il y a un avant et un après, et un insondable gouffre au milieu. La seule fois où il a bien voulu m’en parler, ce sont ces mots qui lui sont venus:  
— Imagine que tu es là, en train de marcher tranquillement en plein jour, dans une rue animée. Tu entends des cris, des rires, des forains sur le marché qui appellent les passants, tu distingues une infinité de couleurs, de nuances, le gris clair du bitume, le bleu soutenu du ciel, le vert tendre des feuilles de platane, les tâches éblouissantes de lumière à travers les arbres. Tu sens les odeurs des épices, des fraises, des poulets en train de rôtir. Et puis d’un coup, tu es aspiré dans un trou noir infini, comme si l’espace et le temps s’étaient déchirés, comme si tout ce qui t’entourait n’était qu’un décor sur une toile. Derrière, le vide, les ténèbres, le froid. Quand tu rouvres les yeux, tu ne vois que les murs vert pâle d’une chambre d’hôpital, tu sens les odeurs d’antiseptique, un bouquet de fleurs fanées dans un broc sur la table de nuit. Et tu ne te souviens plus de rien. C’est à peine si tu sais encore qui tu es. Ou du moins qui tu étais avant l’accident. Parce que ce que tu es maintenant, tu ne peux pas le savoir, et tu ne le sauras sans doute jamais. Tu vas passer le reste de ta vie à la poursuite d’un fantôme qui porte le même nom que toi.
Voilà ce qu’il m’a dit. La conversation qu’on a eue tous les deux ce soir-là, c’est sûrement la plus étrange et la plus dérangeante à laquelle j’ai jamais participé.
Tiens, les Français se dégagent un peu. Zidane fait une passe haute, pour qui? C’est celui qui vient de rentrer, son copain de Bordeaux, Dugarry.
Il y va tout seul!
C’est facile, là, le gardien brésilien s’est avancé. Fais-lui passer le ballon par dessus!
Mais qu’est-ce qu’il attend?
Il hésite, il hésite, il tire... à côté.
Celui-là, pas de doute, il est aussi fort que le 9 qui est sorti. Même les Brésiliens n’en reviennent pas de tant de maladresse. Au ralenti on voit bien qu’il ne sait pas quoi faire, et finalement il se débarrasse du ballon plus qu’il ne tire au but. Finalement, à deux-zéro, ils s’en sortent bien les Jaunes, avec de vrais attaquants devant, les Français pourraient compter au moins quatre buts d’avance. On voit Barthez, là, à genoux, l’air complètement accablé. Fred n’est pas à genoux, mais il a a peu près la même expression que le chauve à la télé. Note que ça a du bon, de ne plus avoir de cheveux: au moins tu es sûr de ne pas te les arracher dans des moments pareils.
Quand Fred a émergé de ses six jours de coma, ce 13 novembre, une des premières choses qu’il a vues c’est un magazine qui traînait sur une chaise, laissé là par un de ses visiteurs. En Une, une photo pleine page, sur laquelle des gens démolissaient à coups de pioche un vieux mur couvert de graffitis. Le titre annonçait sobrement: “la fin du rideau de fer”.
Fred a mis du temps à comprendre. Il était encore dans le cirage, son crâne lui faisait horriblement mal et sa vue n’était pas très claire. Il ne savait même pas ce qu’il faisait là. Il a quitté le magazine des yeux, puis y est revenu.
Berlin. C’était Berlin. Ça lui revenait maintenant. Les manifestations populaires à Leipzig  et à Dresde, le gouvernement de la RDA désavoué par Gorbatchev, cette ambiance fin de règne qui gagnait toute l’Europe de l’Est, d’abord la Pologne, puis la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la RDA. Et voilà, c’était passé. Pendant qu’il flottait dans le noir, le mur de Berlin s’effondrait, l’Histoire s’écrivait heure par heure.
On pourrait penser qu’à côté d’un accident qui avait failli lui coûter la vie et qui lui avait arraché son père, la chute du mur de Berlin n’était qu’un phénomène sans grande importance. D’ailleurs, sur le moment, Fred n’y a plus pensé. D’autres nouvelles allaient lui arriver dans les prochaines heures: les circonstances de l’accident, la mort de Pierre, ses six jours suspendus au-dessus du néant où on le croyait perdu.
Ce n’est que plusieurs semaines après, alors que les Roumains chassaient la famille Ceausescu au moment de Noël, qu’il s’est fait cette étrange réflexion: son père était délégué syndical et militant communiste, et il n’aura pas connu ça. Il est né en 1920, l’année du congrès de Tours et de la création du PCF, et il est mort quelques jours avant la chute du mur. La parenthèse du socialisme d’Etat venait de se refermer après sept décennies, le temps d’un soupir à l’échelle de l’histoire humaine, et le père de Fred l’aura connu toute sa vie.

 


* * *

22H46
LOUISE

 

Parfois j’essaie de l’imaginer avec un petit sur les genoux. Enfin, j’essayais, à l’époque où je pensais que ça serait encore possible. En fermant les yeux, je voyais distinctement un nourrisson, allongé sur le dos comme un scarabée à l’envers, ses bras potelés et ses jambes dodues battant l’air et une minuscule main attrapant le doigt de Fred, le nez de Fred, les cheveux de Fred.
Comment peut-il avoir renoncé à ça?
Fred n’a jamais voulu d’enfant. C’est une des causes du malaise entre lui et moi. Au début de notre relation, la question ne se posait pas: on avait vingt-six ans à peine, notre boulot chacun de son côté, lui son atelier de menuiserie, moi ma classe de CE2, et les soirées, les dimanches et les vacances suffisaient à peine à nos ébats amoureux, notre exploration réciproque, nos sorties au ciné, nos passions à partager.
Je lui faisais découvrir Exotica, il m’expliquait les règles de la coupe d’Europe. Je lui prêtais mes romans de Tony Hillerman, il m’emmenait chez les antiquaires pour me raconter le travail des ébénistes du 18ème siècle.  
C’est à ce moment aussi que je me suis liée d’amitié avec sa mère. J’ai découvert ce qu’a été sa jeunesse, elle s’est sentie proche de moi et moi d’elle, libres et proches, c’est ça. Sans les entraves d’un lien familial, sans les attentes d’une mère sur sa fille, sans les ressentiments d’une fille pour sa mère.
J’admire son engagement féministe, sa tolérance, son ouverture d’esprit: comme moi, elle déteste tout ce qui est obligations familiales, réveillons de Noël sous la contrainte, anniversaires empoussiérés par les habitudes, vœux de bonne année (et surtout la santé!). Tout en haut de la liste, il y a les fêtes commerciales comme la fête des mères et la fête des pères. D’ailleurs, elle les a rebaptisées “élections municipales” (faites des maires) et “agence matrimoniale” (faites des paires).
Je dois être une des rares institutrices de la région à ne pas faire faire à mes élèves des colliers de pâtes ou des cendriers en argile quand approchent les dates fatidiques. Je leur apprend plutôt comment (et pourquoi) aider leurs parents dans des petites tâches ménagères, et je les incite à exprimer leurs émotions en leur offrant des dessins.
A l’époque, entre Fred et moi, la question des enfants était hors champ. Puis un jour il m’a parlé de son père. Pas de son accident, pas de ce que sa disparition soudaine avait creusé en lui, non. Il m’a parlé de son père quand lui-même était encore un petit garçon et qu’il passait les grandes vacances dans le Vaucluse, ici-même. Quand il venait le chercher chez le dentiste et lui payait une petite voiture à la sortie.
Il n’y avait aucun regret dans la voix de Fred, bizarrement. En l’entendant parler comme ça, je pensais naïvement qu’il avait fait son deuil. Qu’est-ce que tu peux savoir de ce genre de chose, toi qui n’a jamais vu la mort de près, qui n’a enterré que deux grands oncles qui approchaient leurs quatre-vingt ans?
La question du père est revenue à la surface quand on a parlé pour la première fois d’un enfant, l’an dernier. Je dois reconnaître à Fred une grande qualité: il ne triche pas. Il ne va pas te faire du cinéma ou te raconter des histoires. Au pire, il ne dira rien. Mais quand il parle, c’est pour exprimer ce qu’il pense. Toujours. Il l’a payé cher, parfois, et je suis bien placée pour te dire à quel point cette sincérité peut faire mal.
Il m’a dit très simplement qu’il ne voudrait pas d’enfant. Non qu’il ait quelque chose contre eux, bien au contraire: il dit souvent que l’enfance est un îlot de sincérité dans un océan d’hypocrisie. Le problème n’était pas là.
— C’est une responsabilité trop grande, Louise. Une partie de moi s’est brisée le jour où mon père est mort. Depuis, j’essaie de recoller les morceaux et j’ai tellement de mal. Il faut être fort pour élever un enfant, être fort et être capable de croire en quelque chose au-delà de soi. Je ne m’en sens pas capable. Jamais je ne serai père. C’est comme ça. Ça ne fera pas revenir le mien, ça n’effacera pas la culpabilité que je traîne derrière moi. Mais disons que c’est ma manière de vivre avec. Je suis désolé, Louise, désolé.

 


* * *

22H47
FRED

 

Quatre-vingt huit minutes de jeu, c’est bientôt fini. Enfin. Déjà. Il va y avoir du temps additionnel, deux ou trois minutes, mais c’est trop tard, les Brésiliens le savent. Je crois qu’ils le savent depuis longtemps.
Avant que le match ne commence, on les sentait inquiets, nerveux, et même s’ils sont entrés sur le terrain en se donnant la main, l’ambiance entre eux n’y était pas. Et, manque de chance, ils tombent sur un Zidane en état de grâce. Ce qu’il leur a fait, tout à l’heure! Là-bas, près de la touche, on le croit coincé, il enchaîne deux roulettes et trois passements de jambes et se désintéresse du ballon pour le laisser à Lizarazu lancé comme une locomotive. Ça l’a rendu fou, Baiano, il faisait des grands gestes pour réclamer je ne sais pas quoi, une obstruction, peut-être.
C’est ça qui est si précieux chez des joueurs de ce niveau: on ne sait jamais ce qu’ils vont inventer, leur corps dessine des formes inédites, des trajectoires étranges. Je ne crois pas que Zidane soit le meilleur joueur français de l’histoire, même s’il atteint un sommet ce soir. Pour moi, Michel Platini était plus fort encore, bien meilleur devant le but et plus adroit dans les passes longues: il était capable de servir un partenaire à quarante mètres sans même le regarder. Et il ne mettait pas le ballon dans les pieds: il l’envoyait un ou deux mètres devant, dans la course du joueur. Neuf ans après la fin de sa carrière, je n’ai vu personne d’aussi précis que lui.
Il est là, Platini, dans la tribune, et il sait bien que c’est un scandale qu’il n’ait pas gagné la coupe du monde, ni même disputé une finale. Ce n’est pourtant pas le seul: avant lui, le Brésilien Leonidas, le Hongrois Puskas, le Français Kopa ou le Hollandais Cruyff l’auraient méritée aussi. Ils ne l’ont pas eu, mais ils restent quand même dans l’histoire. Ils ont fait rêver des millions de gens, et des millions d’autres racontent encore leur légende longtemps après la fin de leur carrière. Rien que pour ça, on peut dire qu’ils ont fait quelque chose de leur vie, ils ont laissé une trace.
Pas comme moi. Je me souviens d’un proverbe qui dit que chacun devrait, dans sa vie, avoir planté un arbre, écrit un livre et fait un enfant. Des arbres, j’en ai planté quelques-uns, sans doute pour me faire pardonner d’avoir autant travaillé le bois, de l’avoir scié, percé, poncé, raboté, vernis. Écrire un livre, ce n’est pas dans mes cordes. Je suis sensible aux beaux textes, mais je ne sais pas écrire, je suis maladroit avec les mots.
Quant à faire un enfant... Je ne peux pas. Je ne ferai pas mieux que mon père. Pas moins bien non plus. Je ne ferai pas, tout simplement. Quel que soit le prix à payer pour ça. Quel que soit le prix.


À suivre...

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Réactions

  • la rédaction le 21/12/2005 à 09h40
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