Elections à la Ligue: le foot français au bord de la rupture
La campagne de Jean-Michel Aulas, du club Europe et des adversaires en tout genre de Noël Le Graët est en fait commencée depuis fin août dernier, lorsque le CA de la Ligue avait adopté (paradoxalement à l'unanimité) un système de répartition du nouveau pactole des droits télé (8,2 milliards de francs sur trois ans) qui préservait le principe de solidarité: 73% en part égale entre les clubs, 27% selon le classement. La démultiplication des revenus télévisuels pour les clubs n'a pas suffi à quelques-uns d'entre eux, qui sont régulièrement revenus à la charge et se sont organisés au sein du club Europe, sous la houlette d'un Jean-Claude Darmon qui bénéficierait volontiers de cette privatisation déguisée des ressources télévisuelles.
Le Graët a eu l'habileté politique de neutraliser les conflits annoncés à l'occasion des CA du 20 août 99 et du 10 mars 2000, et de rétablir une unanimité de façade, mais la fracture semble aujourd'hui inéluctable. Après des mois de recrutement et de préparation des élections qui doivent renouveler le Conseil d'administration, l'agressivité d'Aulas ne se dément pas et son camp semble s'être armé pour alimenter le conflit, quel que soit le résultat des élections. En cas de défaite, il menace même la Ligue d'une "explosion" pure et simple, avec le retrait de "11 ou 12 clubs" de celle-ci! On sait que le président de Lyon a une tendance prononcée à gesticuler sans toujours agir, mais même réélu dans un calme relatif, Le Graët peut voir sa liberté de manœuvre très réduite avec un CA "ingouvernable". Et dans l'hypothèse bien pire d'une victoire des "réformateurs", on se retrouverait avec un proche d'Aulas à la présidence (Soulier ou Bourgoin) et un véritable lobby à la tête du football français… Pour quel bénéfice?
Le "programme" du clan Aulas-Campora-Martel
Il se décline avec tous les arguments fumeux du néo-libéralisme appliqué au sport. Il est gracieusement mis à disposition du public sur footaccess.com, le site football du groupe Darmon. Cette profession de foi réalise tous les amalgames possibles sur la fiscalité, l'inflation des salaires, le pillage des centres de formation… Elle joue évidemment sur la corde de la "régression" du football français par rapport aux "rivaux européens" (Espagne, Angleterre, Allemagne et Italie), et se pare de toutes les vertus de la démocratie, de la solidarité et de la transparence. Certains points restent dans le flou, avec par exemple de vagues promesses sur le respect du principe de solidarité, visiblement destinées à rallier les clubs "moyens" ou hésitants. D'autres sont un peu plus explicites, et révèlent les véritables intentions de notre patronat qui veut:
— récupérer la propriété des droits télévisuels et des droits directs ou dérivés, en commençant par ceux issus "des nouvelles technologies et des réseaux", afin de les inscrire dans les actifs des clubs et de valoriser leur capitalisation.
— obtenir la possibilité d'introduire les clubs en bourse, afin de lancer la machine à sous et de laisser à quelques-uns la possibilité de se jeter à corps perdu dans le foot-business.
— déréglementer totalement le sponsoring, les modes de financement (incluant des "appels à l'épargne populaire") et l'exploitation des droits.
— imposer par le biais d'une réforme, un "Conseil des présidents" qui s'emparerait du véritable pouvoir, aux dépens de l'Assemblée générale.
— exercer un lobbying intensif sur les pouvoirs publics pour obtenir cette libéralisation totale.
L'élite au pouvoir
Il s'agit en clair de constituer un gouvernement des présidents de clubs qui gèrerait les affaires au mieux de leurs intérêts financiers en dépossédant la Ligue de sa dimension politique et en la dépouillant de ses prérogatives (notamment de la propriété et de la gestion centralisée des droits, inscrites dans la loi française et que le Club Europe veut faire invalider par le droit européen). Les bénéfices sont clairs pour la minorité des clubs qui pourront peut-être rivaliser économiquement avec l'élite européenne, puisque c'est le grand rêve de leurs dirigeants. Mais combien d'autres prétendants, prêts à voter pour les Madelin du foot, se font de graves illusions? Car les conséquences à termes sont assez effrayantes.
Le vrai danger
Notre football soit disant appauvri n'a jamais eu des finances aussi saines et florissantes, les revenus des clubs connaissent une croissance impressionnante, et les lamentations sur son déclin en coupes européennes occultent totalement le désert total traversé pendant des décennies. Le foot professionnel français a toujours conservé le même rang dans la hiérarchie économique, il ne faut pas espérer de révolution. Par contre, sur le plan sportif, il a infiniment progressé, et au lendemain d'une consécration suffisamment parlante les présidents de club seraient bien inspirés d'inclure la sélection dans leur bilan national et de conserver des ambitions sur le terrain au lieu de geindre sur une infériorité financière qui sert d'excuse tout terrain, comme si elle était nouvelle.
Tout le monde est d'accord pour préserver la formation ou harmoniser les réglementations européennes, mais notre Gotha voudrait copier les modèles de management en vigueur chez nos voisins, qui abandonnent par exemple la formation au profit d'une simple politique de recrutement, notamment à l'étranger. La richesse de certains championnats entraîne le profond dépérissement de leur football, l'Euro ayant encore été significatif à cet égard. Quel est donc l'intérêt d'instituer un principe d'inégalité et de voir se constituer une caste de prétendus ténors qui vont adopter les pires comportements des "gros d'Europe" et asseoir leur domination sur une inégalité économique définitive? De rompre l'équilibre et la cohérence de notre championnat, et par là même de compromettre son intérêt sportif et son identité? De mettre en danger tout ce qu'il a de spécifique et qui fait ses faiblesses, mais aussi ses forces?
A part le profit d'une minorité à laquelle nous ne devrions pas confier l'avenir de notre discipline, rien ne justifie la "révolution" annoncée ni la fuite en avant dans le nirvana des industriels du sport. Le bilan de Le Graët en une décennie est assez éloquent, et on doit lui savoir gré d'un assainissement indispensable. Aujourd'hui, malgré les nombreuses critiques qu'il est possible de lui adresser, il constitue encore une garantie suffisante contre les plus graves dérives. En récupérant un peu de leur lucidité, les électeurs pourraient se ranger à nouveau derrière la seule personne capable de gérer les contradictions dans leurs rangs et de résister aux pressions des plus puissants.
Si le football français doit être sauvé, c'est bien de son élite autoproclamée. Au lendemain de ces élections décisives, il connaîtra de toute façon la plus grave fracture de son histoire. Le jour où ses conséquences seront évidentes, on en connaîtra les responsables…