Union saint-gilloise : matricule 10, millésime 2021
Dimanche, l’Union saint-gilloise fait son retour dans l’élite belge, un demi-siècle après l’avoir quittée, avec un derby bruxellois contre Anderlecht. Reportage sur une légende d'un autre siècle.
Du haut de la place Maurice-Van Meenen, le majestueux hôtel de ville de Saint-Gilles, l’une des dix-neuf communes de Bruxelles, au large escalier à double entrée, jette son ombre sur la nymphe en bronze de la cour d’honneur et toise la Barrière et le Parvis de Saint-Gilles en contrebas.
"À l’époque, les politiciens libéraux tenaient absolument à construire un bâtiment plus haut que l’église", explique Kurt Deswert, la voix couverte par les crissements du tramway longeant les immeubles Art nouveau alentour.
La façade Art déco du Stade Joseph-Marien (photo Yves van Ackeleyen).
L’époque désignée par cet auteur d’une histoire du football bruxellois [1] renvoie au début du XXe siècle. La nouvelle maison communale, à l’étroit sur le Parvis, est bâtie sur le premier terrain de l’Union saint-gilloise, matricule 10, fondé en 1897 par des lycéens. "Une équipe que rien ne distinguait des autres, si ce n’est peut-être son jeu rugueux, voire agressif", précise Kurt.
Pour les suiveurs, les Jaune et Bleu deviennent rapidement "les Apaches", à l’opposé du football chatoyant, désintéressé, pratiqué par le Racing ou le Léopold de la commune voisine, huppée, d’Uccle. Portés par l’esprit de compétition, les Unionistes, tout comme le Daring de la populaire et ouvrière Molenbeek-Saint-Jean, prennent progressivement le dessus et remportent leur premier titre de champion en 1904.
Kurt Deswert, auteur de Bruxelles, balle au centre (photo Guillaume Balout).
Le vaudeville le plus célèbre de Belgique
Ce trophée arrive à un moment tout à fait opportun. Dans le cadre de la création de la FIFA, l’Union est invitée à Paris où elle bat la France (3-1) le 25 mai 1904, trois semaines après que la Belgique, largement composée de joueurs unionistes, a accroché les Bleus (3-3) à Bruxelles.
Cet événement fait de l’Union l’un des fleurons du football belge, internationalement connue pour ses vedettes comme Louis Van Hege, transféré en 1910 au Milan AC où il importe le dribble en pleine course et reste le buteur le plus efficace du club lombard avec 97 buts en 88 rencontres. Lorsqu’il revient à l’Union à la fin de la guerre, elle compte déjà sept titres à son palmarès.
L’entrée des artistes du Théâtre royal des Galeries se devine à peine entre une librairie de la galerie des Princes et une discrète ruelle pavée du quartier de la Grand-Place. Elle n’augure rien de ce qui se révèle en haut d’un petit escalier: un théâtre à l’italienne de neuf cents places surplombées par un dôme peint par René Magritte et un lustre de huit mille boules en verre de Murano.
David Michels, directeur du Théâtre royal des Galeries (photo Guillaume Balout).
Depuis quasiment les premières représentations de Bossemans et Coppenolle en 1938, il accueille régulièrement le vaudeville le plus célèbre de Belgique avec le football en arrière-plan.
"Il a toujours eu un succès fou parce que c’est un petit bijou avec des répliques culte de la Belgique à papa. Il a été adapté au cinéma dès 1939", affirme David Michels, directeur des lieux et metteur en scène de cette pièce en 2015 – malgré sa détestation du football et un père licencié à l’Union avant de devenir journaliste sportif au quotidien Le Soir.
Le Chant des goals
Version comique de Roméo et Juliette assumée par les coauteurs Paul Van Stalle et Joris d’Hanswyck, Bossemans et Coppenolle est aujourd’hui l’étendard de la zwanze, humour bruxellois érigé en art de vivre, sur fond de rivalité entre l’Union et le Daring. Une histoire de fiançailles contrariées entre la fille d’une fervente supportrice du Daring et un joueur de l’Union, probablement inspirée par l’idylle entre un joueur du Daring et une miss Union dans les années 1930.
Les deux clubs dominent alors le football belge. Ni politique, ni sociale, leur opposition est avant tout géographique et sportive: les Jaune et Bleu règnent sur les communes du sud de la capitale tandis que les Rouge et Noir sont davantage implantés dans le Nord.
Au lendemain de la première guerre mondiale, ils accompagnent l’essor démographique de Bruxelles en construisant deux grands stades, tandis que les autres formations de la ville, rechignant à suivre le mouvement, s’effacent ou disparaissent. Le Sporting Anderlecht n’est encore que le modeste représentant d’une commune semi-rurale.
Les supporters unionistes continuent de remplir la salle à chaque fois que la pièce est jouée et reprennent en chœur Le Chant des goals, hymne composé par le chroniqueur Bobinus pour les quinze ans du club et dont l’interprétation de Jean Narcy est entonnée par le public avant chaque match à domicile [2].
En 1989, une suite – Bossemans et Coppenolle à Hollyfoot – est créée, mais elle se solde par un échec. Le Théâtre royal des Galeries prévoit de proposer à nouveau le vaudeville original, malgré des coûts de production élevés, dans les années à venir.
Le cercueil du rival
À l’angle de la rue du Fort et de la chaussée de Waterloo, devant l’église Saint-Gilles, la brasserie Verschueren est l’une des institutions du Parvis, quartier resté longtemps populaire et toujours cosmopolite après avoir absorbé les vagues d’immigration juive d’Europe médiane, espagnole, grecque, portugaise ou sud-américaine, souvent politiques, qui lui confèrent sa culture antifasciste.
Aujourd’hui, le "bas-Saint-Gilles" est l’un des modèles les plus accomplis de gentrification et l’un des endroits les plus courus de la capitale.
Bert, gérant de cet établissement tout en boiseries en chêne et luminaires en opaline, se rend parfois au stade, perpétuant ainsi la tradition jaune et bleu des lieux. Fondée par Louis Verschueren en 1880, la brasserie est reprise par ses trois fils dont Frans, défenseur unioniste de 1941 à 1954 et futur dirigeant.
Les plaques des 153 clubs belges dans la brasserie Verschueren (photo Guillaume Balout).
Ce café est alors le principal point de ralliement des supporters. Les jours de match à domicile, on part d’ici en cortège et lorsqu’il s’agit du Daring, on n’oublie pas de porter le cercueil du rival honni, comme dans une marche funèbre [3]. Pour les rencontres à l’extérieur, on s’y réunit pour remplir des bus entiers d’Unionistes.
C’est de cette période que datent les plaques en verre et en bois peintes aux couleurs et aux noms de 156 clubs belges toujours accrochées au mur du fond. Chaque dimanche, le limonadier Roger, frère de Frans, récoltait les résultats de tout le royaume et les reportait à la craie en face de chaque équipe.
"Un jour, un touriste est resté perdu devant ces plaques et m’a demandé, en anglais: 'Je ne connaissais pas toutes ces marques de bière'!", rit encore Bert au souvenir de cette anecdote. Le patrimoine unioniste de la brasserie aurait certainement été plus conséquent sans sa faillite dans les années 1990, emportant notamment avec elle les figurines Prior de footballeur en plâtre autrefois installées de part et d’autre du comptoir.
La chimère du retour
Il faut l’imaginer derrière les bas-reliefs de sa splendide façade Art déco de 1926 bordant la chaussée de Bruxelles, au milieu des maisons et villas cossues de la commune de Forest, lové dans le parc Duden. En 2019, le Stade Joseph-Marien, d’une capacité de 9.500 places dont un quart de sièges et une tribune latérale découverte et parsemée de mains courantes, fête son centenaire avec une Union en D2.
Presque un moindre mal pour le matricule 10, qui aura végété près de trois décennies aux troisième et quatrième échelons nationaux. Malgré quelques participations à la Coupe des villes de foire, le club bascule en D2 en 1973 pour la troisième fois en dix ans. Cette fois-ci, il ne remonte pas.
Il rate deux virages importants: le passage au professionnalisme dans les années 1970 et le tournant libéral des années 1990, reléguant la glorieuse Union d’antan au rang de sympathique archaïsme.
Fabrizio Basano, cofondateur des Union Bhoys (photo Guillaume Balout).
Bientôt, ses supporters entretiennent le mythe du retour, fantasme transmis de génération en génération. "Le retour était encore une chimère, un mirage il y a dix ans", se souvient Fabrizio Basano, l’un des fondateurs en 2001 des Union Bhoys, groupe d’environ deux cents ultras, et récemment nommé administrateur du club pour faire l’interface entre la direction et les supporters.
Contre toute attente, le charme désuet des Jaune et Bleu opère dans les années 2000 sous le double effet de la boboïsation de Saint-Gilles et du rejet du football moderne chez certains supporters : l’Union devient un club à la mode que s’approprient volontiers les Néo-Bruxellois, notamment français.
Nouvelle ère, nouveau stade ?
Les ultras du RWDM, club de D2 se réclamant de l’héritage du Daring, moquent cette évolution sociologique en surnommant leurs homologues unionistes "Bobhoys". "Nous avons toujours joué sur notre qualité d’accueil et nous accueillons les nouveaux supporters comme Saint-Gilles a toujours su accueillir les immigrés et les expatriés", réplique Fabrizio, impatient de retrouver l’élite à la Butte, comme on surnomme ici le stade.
Depuis quelques mois, des bruits de nouveau stade circulent cependant dans la presse. S’ils restent méfiants après l’épisode du Roi-Baudouin – l’Union a évolué dans l’anonymat du stade national durant la rénovation de la Butte entre 2016 et 2018 –, les supporters n’oublient pas que cette étape désagréable a facilité l’arrivée de Tony Bloom, l’investisseur anglais à la tête de Brighton & Hove Albion.
Stade Joseph-Marien (photo Yves van Ackeleyen).
L’équipe professionnelle ne s’entraîne déjà plus à Bruxelles, faute d’infrastructures satisfaisantes, depuis trois ans et occupe les installations de l’ancien Lierse, près d’Anvers.
"Il faut voir à quoi ressemblerait un tel projet et où il se ferait. En soi, le stade est un lieu mémoriel vivant, et non un mémorial de guerre figé qu’on honore une fois par an. L’important, c’est le rituel, le cérémonial avant, pendant et après le match", souligne Fabrizio.
Ce dernier tient toutefois à rappeler que le Stade Joseph-Marien demeure indissociable de l’Union 60, à savoir la formidable série de soixante matches sans défaite enregistrée de janvier 1933 à février 1935. L’année du onzième et dernier titre du matricule 10.
Remerciements : Yves van Ackeleyen.
[1] Kurt Deswert, Bruxelles, balle au centre, éd. Borgerhoff & Lamberigts, 2016.
[2] Jean Narcy est l’interprète de chants à la gloire de plusieurs clubs belges et de la sélection.
[3] Une procession similaire est décrite dans le roman Le Martyre d’un supporter, publié en 1928 par Maurice Carême, avec les supporters d’Anderlecht paradant dans Molenbeek-Saint-Jean avec le cercueil du Daring.