Une nouvelle géographie du football
Elle est désormais loin, l’époque qui voyait les sélections européennes et sud-américaines dominer outrageusement la compétition mondiale. La percée du football asiatique, à travers les bons résultats du Japon et de la Corée du Sud, celle des deux grands pays de la Concacaf (Mexique et Etats-Unis), la belle aventure sénégalaise, démontrent que le football est devenu pluriel. Et c’est sans doute la première édition qui voit un tel nivellement entre les différentes nations en présence: hormis la Chine et l’Arabie Saoudite, victimes de sévères corrections lors de leurs matches de poule, les spectateurs ont finalement assisté à un nombre de cartons relativement réduit…
Rigueur tactique
Ce resserrement des niveaux, dont les prémisses s’étaient déjà fait sentir lors de l’édition française (voir Petit bilan), est aujourd’hui clairement affirmé. Elle l’est d’autant plus qu’elle ne semble pas devoir être assimilée à un feu de paille. Ainsi, les bons résultats de chacune de ces sélections ne doivent jamais rien au hasard. Ils ne sont pas dus non plus aux performances de grandes stars internationales, puisque parmi les invités surprise des huitièmes et quarts de finale, seul Nakata — dont le statut est d’ailleurs surévalué — est considéré comme tel. La réussite actuelle de la Corée, du Japon, des Etats-Unis ou du Sénégal n’a donc rien de comparable avec ce qui s’était produit en 98 avec la Croatie, ou en 94 avec la Suède et la Bulgarie, ces trois nations ayant bénéficié de générations dorées (parmi lesquelles figuraient Brolin ou Dhalin, Stoichtkov ou encore Suker, Boban et Prosinecki).
La principale raison de cette vague de surprises sans précédent est sans doute à porter au crédit de sélectionneurs possédant une excellente connaissance du football moderne. L’indiscipline ou la naïveté, constatées par le passé chez de nombreuses sélections, ont cédé la place au respect de schémas tactiques parfaitement intégrés par les joueurs. Et les pays qui s’appuient sur une parfaite condition physique mettent toutes les chances de leur côté, y compris face à des formations dont la somme des talents individuels est sans commune mesure avec la leur. C’est ainsi que le Danemark s’est facilement imposé face à la France, que la Suède a acquis un nul contre l’Argentine ou que la Corée du Sud a battu le Portugal.
Le collectif à l’honneur
Ce phénomène nouveau semble d’ailleurs s’inscrire dans une évolution plus globale du football moderne. Ce constat a également été fait en au cours des différentes compétitions nationales dans les championnats occidentaux. Les bons résultats de clubs comme Lille, en France, Valence, en Espagne ou le Borussia Dortmund en Allemagne sont là pour appuyer la démonstration. Tous ces clubs ont prouvé qu’il était possible de rivaliser avec un effectif moins fourni que celui de la concurrence, à condition de suivre à la lettre les dispositifs mis en place par l’entraîneur. C’est une sorte de consécration du coaching et de l’intelligence de jeu, et une manière également de porter haut la valeur du collectif, si souvent mise à mal par la starisation. Que cette évidence soit mise au grand jour à l’occasion d’une Coupe du Monde n’en est que plus symbolique.
Nivellement par le bas ?
Bien sûr, ces résultats posent la question d’un nivellement par le bas de la compétition. Voir l’Italie battue par la Corée du Sud, la France par le Danemark ou le Portugal par les Etats-Unis pourrait être le signe de la piètre qualité du football proposé lors de cette édition asiatique. Il paraît évident que la fatigue a joué un rôle primordial dans l’élimination de certains cadors (ce qui pose une nouvelle fois la question de la surcharge des calendriers), bon nombre de joueurs américains, sénégalais, turcs ou coréens étant nettement plus frais que leurs homologues évoluant dans des grands clubs d’Europe.
Pour autant, il faudrait être soit aveugle, soit de totale mauvaise foi pour méconnaître la qualité (au moins tactique) de la plupart des nations surprises de cette Coupe du Monde. Il n’est pas anodin de noter, au passage, que la plupart de ces sélections sont dirigés par des européens d’expérience, certains d’entre eux ayant même connu un glorieux passé en tant que joueur ou entraîneur (Hiddink en Corée, Morten Olsen au Danemark…).Mais tous ont réussi le pari de faire jouer leurs équipes dans une configuration spécifique et adaptée à leurs capacités physiques et techniques. Bien sûr, pour certaines d’entre elles, le beau jeu (passes courtes, gestes techniques multiples…), n’a pas forcément été au rendez-vous. Mais il faut se rappeler que la plupart sont des équipes en construction, qui doivent au préalable édifier des bases avant de pouvoir flamber sur les pelouses du globe. Et comme il n’y a pas de meilleure manière pour amener des gamins sur les terrains que de réaliser quelques exploits en Coupe du Monde, cette stratégie prudente pourra s’avérer payante dans les mois et les années qui viennent: le jour viendra, évidemment, ou des joueurs du talent de Zidane, Vieri ou Beckham, émergeront régulièrement de pays asiatiques ou nord-américains…
Nouvelle crédibilité, nouveaux droits…
Quoi qu’il en soit, cette redistribution des cartes définit de nouvelles relations sur l’échiquier du football mondial. Avec quelques revers cuisants (nous ne sommes d’ailleurs peut-être pas au bout de nos surprises), l’Europe et l’Amérique du Sud devront désormais se faire à l’idée que l’Asie, l’Amérique du Nord et l’Afrique sont des partenaires incontournables. Cette crédibilité nouvelle dans le jeu devra s’accompagner d’une crédibilité nouvelle à leur accorder dans la gestion des affaires du football mondial. L’organisation de nouvelles compétitions sur les trois continents émergents, le nombre de places réservées aux ressortissants de ceux-ci sont autant de question qu’il faudra peut-être rediscuter. Sans parler des responsabilités au sein des organes de décisions internationaux…