Non, le football n'est pas bête comme ses pieds
Le foot, un sport plus débile que les autres? On ne peut pas toujours laisser dire ça. Réponse à un casse-pieds – réutilisable en de nombreuses circonstances.
"C’est rien, c’est que du foot…"
"Ils sont vraiment tous cons, quand même, ces footballeurs…"
"C’est fou qu’on parle d’un truc aussi inutile que le foot dans les journaux…"
D’habitude, les discours comme ceux-ci, on les laisse passer. D’autant que c’est parfois vrai: ouvrir le 20 heures par l’actu foot, par exemple, c’est quand même grotesque. Mais là il y a eu la petite phrase de trop, il a fallu réagir.
Offensive
L’envie de réagir est peut-être davantage venue de la considération du mec que du propos, d’ailleurs. Il était sûr de lui, il parlait fort, il avait un air supérieur causé par ses sourcils fins, qui formaient deux orgueilleux accents circonflexes posés sur deux petits yeux légèrement et délibérément plissés: le personnage voulait manifestement donner l’impression qu’il voyait plus loin que les autres, ou plus net. Rasé de frais, il avait un menton carré qui devait lui donner l’impression de ressembler Brad Pitt, alors en réalité il évoquait Brad Pitt un peu comme Franz-Olivier Gisbert rappelle Jack Nicholson: vite fait, tellement vite fait, que les vagues rapports entre l’un et l’autre manifestent surtout les écarts entre l’un et l’autre, et produisent finalement une impression clairement comique. Il avait la bouche pincée. Ses oreilles discrètes complétaient son petit nez pour signaler qu’il se fichait bien de ce que pensaient les autres. Il avait un foulard, il était prof de philo dans une école de design, et il a dit: "Pousser une baballe avec ses pieds dans des filets, y a quand même rien de plus con".
Il a dit ça bien haut, avec une assurance que n’aurait pas osé avoir Ibrahimovic devant un gardien anglais, et il a dit ça à tout le monde, parce que rabaisser quelque chose (et par extension, quelqu’un, à savoir moi) est un moyen bien commode pour se valoriser. Accoudé au comptoir, il a ri. Alors j’ai cherché ses petits yeux bleus fadasses pour les fixer, et je lui ai demandé, calmement, en quoi le foot était un jeu plus absurde qu’un autre, pourquoi la mention des pieds le faisait rire à ce point-là. Est-ce que le rugby était lui aussi un sport où il est très con d’apporter une balle ovale derrière une ligne? Est-ce qu’il trouvait que le sport était con d’une manière générale, ou bien s’agissait-il du foot en particulier, parce qu’il y a un ballon rond, et parce qu’on le pousse avec ses pieds? C’était le foot exclusivement, apparemment, ce sport de mecs qu’à peine on les touche ils tombent.
Contre-attaque
Décidé à prendre sa critique au sérieux sans lui faire l’honneur de paraître irrité par ses propos, je lui ai alors demandé s’il connaissant un autre sport collectif, un seul, qui avait eu l’idée (l’audace!) de priver les joueurs de l’outil le plus performant (la main) pour manipuler un ballon ou une balle. Car la main est l’instrument privilégié de l’homme. Contrairement aux pattes des animaux, qui ne sont faites que pour deux ou trois choses, on peut adapter notre main à un million d’usages, et attraper un million d’outils pour d’autres usages encore. La main est commode, souple, adéquate, et tous les sports collectifs trouvent au final leur expertise dans le bon usage des mains, autour desquelles l’ensemble du corps doit s’organiser bien sûr, mais enfin c’est dans les mains que tout se joue en définitive.
Les pieds sont pour le sol et servent à stationner ou bouger, les mains sont libres et servent à tout. Et notamment à tripoter des balles, tenir des raquettes ou des crosses. Mais le foot – et lui seul! – a choisi de priver le joueur de ses mains et de ses bras, pour exiger de lui une expertise totalement contre-nature, radicale: on doit contrôler une balle avec ses pieds, en effet, et la pousser, oui – la pousser là où on le veut, comme on le veut.
Le mec avait pris la caractéristique géniale et foncièrement originale de ce sport pour sa futilité. Je lui ai fait remarquer qu’on ne pouvait être plus hors-sujet. Avait-il la moindre idée de l’expertise qu’exige une transversale? Un extérieur du pied? Rien de plus normal, de plus "bête" en ce sens-là, que d’attraper quelque chose avec les mains – tandis qu’un amorti poitrine? Parce que tout le monde voit du foot, on a oublié à quel point l’amorti poitrine est une discipline du corps singulière, étonnante, à la fois gracieuse, risquée et complètement improbable. Inenvisageable si la contrainte d’un jeu ne le commandait pas.
Prolongations
Il aurait fallu enchaîner avec quelques précisions sur les contacts au foot: un sport qui demande autant d’application que le foot ne peut pas demander à ses joueurs de tenir les chocs aussi bien que des sports où l’esprit et le corps entier vont volontairement au contact, sans penser à rien d’autre. Si on tient à comparer foot et rugby, on doit plutôt comparer les fautes au foot et les placages réalisés (et interdits) sur les joueurs qui n’ont plus le ballon au rugby, car c’est là qu’ils ne sont pas concentrés sur le contact, à l’instar des footballeurs dans l’exercice général de leur art. Je n’y ai pas pensé.
"Bon mais ça n’apporte pas non plus grand-chose au monde, le foot. Comme le reste des sports, d’ailleurs, je peux t’accorder ça, si tu veux. Le sport en général reste quand même une passion de beaufs".
Le beauf, me suis-je empressé de souligner, est plutôt celui qui mettra toujours tout dans un même sac, sans souci de distinguer, de nuancer, de comparer, d’évaluer, de s’impliquer: "Tous les politiques du monde sont des cons corrompus, tous les médias nous mentent, les Américains sont des gros incultes qui ne font que des procès… Le sport c’est nul, les statistiques c’est de la merde. Etc." En jugeant toujours tout et en ne jaugeant jamais rien, le beauf ne parvient pas à avoir la profondeur… d’un supporter de foot, lui ai-je donné en exemple, le supporter pour qui l’enthousiasme est toujours solidaire d’un point de vue élaboré, fondé et susceptible d’évoluer, sur la rencontre, l’équipe, l’état de son sport en général et de la société dans lequel il se développe.
Et puis, emporté par l’élan, j’ai un peu craqué, je lui ai fait remarquer l’indifférence quasi systématique du grand public à l’égard des fameux et nobles artistes contemporains (pour un autre exemple qui devait lui parler), tandis que les sportifs vivaient pleinement avec leur temps, eux, qu’ils incarnaient les valeurs et les failles des civilisations dans lesquelles ils s’épanouissaient, que leurs succès mobilisaient les foules, leurs errances déchaînaient les communautés et les médias… J’ai exagéré, en somme, et il aurait pu me répondre, pour contre-attaquer, que les artistes avaient peut-être l’objectif de prendre du recul plutôt que de vivre avec leur temps, et qu’on ne devait en effet pas en attendre autant des sportifs. Mais il a préféré dire:
– Mouais, peut-être.
– Non non, c’est sûr!