Les passeports de l'angoisse
En quelques semaines et en dépit de la trêve, les événements se sont précipités depuis notre dernière intervention sur le sujet (Gazette 22, voir aussi Faux passeports: une bombe à retardement?).
Les dirigeants stéphanois, empêtrés jusque-là dans une stratégie obscure et de coupables atermoiements (les premiers doutes remontent au moins au derby du 6 septembre), avaient décidé de porter plainte le 11 décembre, comme leurs homologues strasbourgeois dans l'affaire Garay. Soucieux de dégager le ballon loin de leur but, ils avaient, par la voix de Me Soulier, leur avocat, accusé les intermédiaires et les managers impliqués dans les transferts. On a ensuite appris que le passeport portugais d'Alex était falsifié et celui de Levytsky un faux grossier. La LNF a elle aussi porté plainte, et multiplié les réunions de travail avec la fédération, les ministères concernés et les services de police.
Le 4 janvier, l'ASSE s'est présentée devant la commission d'appel et de l'éthique en plaidant que la LNF n'était pas compétente pour prononcer des sanctions dans ce dossier des faux passeports présumés, mais cet appel a été rejeté. Les deux joueurs, suspendus à titre conservatoire, étaient donc convoqués par la commission juridique de la Ligue ce mardi 10.
Saint-Étienne dans l'œil du cyclone
Mais Alex est resté au Brésil, et après avoir entendu l'Ukrainien, la commission a décidé de surseoir à statuer, pour le motif que les deux affaires sont indissociables. Elle ne se prononcera que le 16 janvier, date à laquelle elle laisse une chance à l'attaquant de revenir en France en le convoquant à nouveau, son absence constituant alors un aveu de la fraude. La Ligue s'accorde donc un sursis, le temps de laisser la police éclaicir les choses. Les hommes du SRPJ de Lyon ont en effet placé l'ex-gardien stéphanois en garde à vue afin de l'entendre sur les modalités de l'obtention de son passeport grec. Il semble qu'il n'ait pas mis en cause son ancien club, mais un "agent" qui lui aurait fait une proposition, laquelle lui aurait semblé légale (malgré les conditions très mystérieuses de cette transaction).
Il reste que pénalement, les employeurs sont responsables de l'identité de leurs joueurs, et que sportivement, l'ASSE a enfreint les règlements sportifs en dépassant le nombre de joueurs "hors Communauté" autorisé dans son effectif. Toulouse aura donc des arguments pour obtenir les trois points de son match du 2 décembre à Geoffroy Guichard. La commission juridique a en effet transmis le dossier à la commission de l'organisation des compétitions, qui est seule en mesure de prendre de telles décisions. Tous les résultats de Saint-Étienne depuis le 18 novembre (date à partir de laquelle les résultats n'ont plus été homologués) sont donc eux aussi menacés*. Le CA de la Ligue ou le Conseil fédéral peuvent ensuite revenir sur les résultats antérieurs au 18 novembre. Mais la Ligue laissera-t-elle les sanctions (qui frapperont sans aucun doute les joueurs) s'étendre aux clubs? La question est bien là.
Pour l'instant, la Ligue met les dirigeants stéphanois en demeure de prouver qu'ils n'ont pas été complices de la fraude. Levytsky les aurait disculpés devant la commission, mais on peut se demander si l'intérêt n'était pas bien plus grand pour le club que pour le joueur de le voir devenir subitement communautaire, connaissant en outre les autres doutes sur les passeports d'Alex et Aloisio.
Un séisme de grande magnitude?
Ces éventuelles suites, concernant l'ASSE mais aussi d'autres clubs qui viendraient à être impliqués, dépendent en effet d'abord de la volonté politique de la Ligue à poursuivre ses propres membres. Rappelons que Gérard Bourgoin avait très vite (trop vite?) déclaré que "si des faux passeports ou des passeports de complaisance étaient découverts, les joueurs incriminés ne pourraient continuer à jouer dans nos compétitions, mais il n'y aurait pas de sanctions à l'égard des clubs qui se seraient fait piéger" (L'Equipe 29/11).
Mais un autre élément important est l'attitude des clubs qui n'auront pas de scrupules à déposer des recours, à l'instar du TFC. La Ligue pourra alors difficilement protéger les intérêts de certains de ses membres au détriments des autres. Dans l'affaire Garay, les résultats du championnat ayant été homologués au niveau fédéral, l'AS Nancy-Lorraine ne peut espérer que des compensations financières. Pour mettre le couvercle sur la boîte de Pandore stéphanoise, il fallait espérer que la loi du silence (ou "l'intérêt supérieur du foot français") prévale et que tout puisse se régler dans le huis clos des instances. C'est mal parti, mais dans cet étonnant panier de crabes, où rivalités et solidarité professionnelle coexistent contradictoirement, qui sait comment les choses vont désormais tourner?
Le football professionnel français n'est cependant plus maître de son destin, à partir du moment où la justice est impliquée. La plainte contre X déposée par l'ASSE (avant celle de la Ligue, qui viendra huit jours plus tard, le 19 décembre), a en effet lancé la machine judiciaire qui doit identifier à la fois le trafic lui-même et les complaisances plus ou moins actives dont il a bénéficié de la part des clubs, à qui le crime profite trop ostensiblement. Alain Bompard a déjà laissé entendre qu'il ne serait pas le seul à plonger, s'il devait plonger: "il faut attendre la fin de toutes les enquêtes en cours car on peut aller de surprise en surprise" a-il déclaré il y a quelques jours (L'Equipe 05/01). Le club a ainsi demandé à la Ligue la liste des joueurs de D1 et de D2 ayant obtenu la nationalité française au cours des cinq dernières années. Et effectivement, la Ligue a tout récemment confirmé l'extension des investigations à cette autre catégorie de joueurs.
Placés sous la lumière d'une vaste enquête, quelques clubs français pourraient bien rejoindre l'ASSE au ban de la D1, et de leur nombre dépendra l'ampleur de la catastrophe. Les vérifications des passeports concernés et l'enquête stéphanoise vont durer des mois, et probablement déclencher l'ouverture de nouvelles instructions, sans même évoquer leurs extensions à l'échelle européenne. Le classement du championnat lui-même pourrait être bouleversé… Autant dire que l'affaire aura quelques répercussions. Et pour les mesurer, on peut déjà sortir l'échelle de Richter.
Il faudra s'interroger aussi sur les conditions qui ont permis à un système de s'établir pour contourner les dernières contraintes épargnées par l'arrêt Bosman (qui ont surcoté, sur un marché des transferts inflationniste, les joueurs détenteurs d'un passeport de l'Union européenne). Un système désiré par les clubs et toléré par les instances, qui ne se sont donné aucun autre moyen de vérification que de vulgaires photocopies. Un système dont il n'est pas étonnant qu'il ait dégénéré vers des pratiques de plus en plus frauduleuses.
* Correctif. Il faut interpréter autrement le règlement: sont susceptibles d'être remis en cause les résultats des matches lors desquels l'ASSE a aligné plus de trois joueurs hors UE, soient dix matches et neuf points depuis le début de la saison (NDLR).