Le transfert du décor
Vendu comme un "document exceptionnel" sur les coulisses du mercato, un reportage du Canal Football Club n'effectue en réalité qu'un vague survol (en jet privé) de la surface des choses.
Dimanche soir, le Canal Football Club profitait de la trêve internationale pour proposer à ses téléspectateurs un peu plus de reportages qu’à l’accoutumée. Celui qui fit la plus grande fierté de la rédaction de l’émission portait sur “Les dessous d'un transfert”. En introduction, la voix off nous promet de découvrir des images rares, Canal+ ayant été autorisé à filmer ce qui traditionnellement doit rester confidentiel. La promesse est belle et après l’épisode Thauvin, il serait intéressant de voir de plus près comment se déroulent les tractations entre les clubs et les joueurs et/ou leurs représentants, de savoir comment ces différents acteurs pèsent sur la réalisation d'une transaction.
L'agent redouble
Avant de lancer le reportage, Hervé Mathoux tient à nous préciser que ce que nous allons voir est un “véritable document”. Edwy Plenel n’a qu’à bien se tenir, le Canal Football Club se lance dans le journalisme d’investigation. Le principe: les caméras de Canal ont suivi Karim Akli, agent de nombreux joueurs actuels et anciens de Ligue 1, durant les quatre derniers jours du mercato. Premier transfert à régler: le prêt de Foued Kadir au Stade Rennais. Le vendredi soir, le joueur a passé des tests médicaux à Rennes et espère signer rapidement chez les rouge et Noir. Nous voyons le joueur discuter avec son agent, lui dire que ses tests se sont bien passés. Puis l’agent, façon confessionnal de télé-réalité, nous parle des divergences entre Marseille et Rennes qui bloqueraient le transfert. Le lendemain matin, personne ne sait comment, mais ces divergences sont levées et le joueur peut signer à Rennes. Cette partie du reportage ne nous a rien appris, ni sur les négociations salariales, ni sur les discussions entre les deux clubs.
Passons au transfert de Ryad Boudebouz. Le joueur clame depuis deux saisons son amour pour tout club de Ligue 1 jouant la coupe d’Europe, il peut être intéressant de savoir pourquoi, malgré son talent, il n’a jamais réussi à se placer nulle part. Le joueur rêvait de jouer à Marseille ou Bordeaux, mais n’a de proposition que de Bastia – une destination qui ne l’enchante pas, ce qui bloque le transfert. Lorsque Karim Aklil se rend compte que cette information pourrait déplaire aux supporters corses regardant le reportage, il demande au journaliste de couper la caméra. Ce qui est fait immédiatement. Le lendemain, l’agent appelle son joueur pour connaître sa position et, ô miracle, il accepte d’être transféré à Bastia. L’agent ne cache pas sa joie de réaliser une nouvelle transaction, poing serré en signe de victoire. Les caméras de Canal le suivent donc en compagnie du joueur en Corse, où le contrat est paraphé. Boudebouz a retrouvé une forme d’enthousiasme et arbore un grand sourire en nous confiant sa grande joie de quitter enfin Sochaux. “Je regrette à aucun moment d’avoir signé à Bastia”, déclare-t-il avec tout le recul nécessaire. Fin du reportage.
Journalisme embarqué
Qu’est ce qui a fait pencher la balance en faveur de Bastia, un club visant le maintien comme Sochaux? Est-ce que l’agent a réussi à lui obtenir de meilleures conditions salariales, des clauses de libération de contrat? Le joueur a-t-il eu au téléphone l’entraîneur de Bastia, qui l’aurait convaincu de son réel désir de le compter dans son effectif? Choix sportif, choix climatique? On n’en saurait rien: pour le reportage, pudique, les dessous d’un transfert se résument à un agent et un joueur qui se rendent dans un club pour signer un contrat. Le téléspectateur n’aura eu droit qu’à des bribes, filmées à bonne distance, du sujet annoncé.
Finalement, c’est le retour plateau qui nous offre ce qu’on nous avait promis, “un véritable document”: Hervé Mathoux et Pierre Ménès, pas peu fiers de proposer dans leur émission un reportage qui dévoile ainsi l'envers du décor. Le second, qui “y va un peu fort“ d’habitude (du moins c’est ce qu’il dit dans sa publicité pour un opérateur de paris sportifs), se montre dithyrambique et tient à nous faire savoir que nous avons eu de la chance de voir des images pareilles: “Ça c’est un vrai reportage, non mais il faut qu’on s’en rende compte. (...) C’est la réalité, c’est le vrai foot”.
Si les caméras ne s’étaient pas éteintes à chaque fois qu’un sujet intéressant était abordé et que les micros étaient restés ouverts quand Karim Aklil fermait la porte devant la caméra, nous aurions peut être eu droit à un "document exceptionnel". Pour cela, il aurait été plus pertinent de faire une enquête sur les agents plutôt qu’un reportage avec un agent, “embedded” dans son jet privé ou en TGV dans son wagon de première classe. Pour ce journalisme-là, on attendra plus de la diffusion mercredi soir de Cash Investigation, l’émission d’Elise Lucet. Dimanche, il ne s’est agi que de mettre en scène, avec son accord et selon ses conditions, le sujet de l’enquête. Difficile d’attendre mieux de la part d’un journalisme qui reste “sportif” en ce sens qu’il ne risque pas de se fâcher avec ses informateurs. On nous promettait les dessous d'un transfert, on en a tout juste eu les à-côtés.
Merci à inamoto, JL13 et sens de la dérision pour leurs contributions sur le forum, qui ont inspiré cet article.