Le footballeur, le petit beurre et la politique
Eloignons-nous un peu des terrains en revenant sur les positions de quelques-uns de nos footballeurs préférés à propos des licenciements massifs dans les entreprises et les marques dont ils sont les supports publicitaires (Lu et Danone principalement, grands consommateurs de champions du monde). Le sujet a suscité l'ouverture d'un débat sur le forum, autour de la responsabilité des joueurs. A l'exception notable de Thuram, force est de constater en effet que la plupart d'entre eux dégagent en touche et évitent les contradictions. Anelka pense que faire de la publicité fait partie intégrante de son métier, comme si elle était obligatoire ou allait totalement de soi. Lizarazu estime que c'est un problème "philosophique", ce qui montre à quel point les sportifs peuvent éloigner d'eux-mêmes toute considération politique. Il est vrai que rien dans leur parcours ne les a incités une conscience particulière dans ce domaine. Souvent privés de la prolongation de leur parcours scolaire et d'un contact avec des milieux professionnels "normaux", rapidement passés dans une tranche de revenu très au-dessus de la moyenne, ils ont les préoccupations de leur position sociale, la plupart du temps réduites à un discours assez désespérant sur le "trop d'impôt" ou à l'acquisition d'une certaine compétence en matière de placements financiers.
Mutisme politique
Au-delà, les stars du football ne se laissent guère solliciter, notamment pour figurer auprès des ténors de la politique (ce qui est plutôt une bonne chose), et les plus modestes se font parfois de discrets colistiers lors des élections municipales (Di Meco, Kastendeuch…). Mais on les attend moins sur le terrain de la politique traditionnelle que sur celui des grandes questions sociales, qui les laissent à peu près muets. Toutes les formes d'engagement humanitaires ou antiracistes sont encouragées, quelques préoccupations écologiques très générales sont parfois formulées et Manu Petit élucubre gentiment, mais la limite avec les sujets polémiques est sévèrement tracée.
En 1999, au moment où Robbie Fowler avait été lourdement sanctionné pour avoir exhibé un t-shirt de soutien aux dockers de Liverpool*, la Ligue nationale de football interdisait en France ce type d'expression, à l'exception des messages personnels pour saluer une naissance par exemple (d'ailleurs c'est fou ce que les footballeurs procréent — si tout le monde avait le même taux de natalité, nos retraites seraient largement payées).
Les exceptions restent donc très isolées. Ainsi, pour rester parmi les internationaux français, Christian Karembeu s'était exprimé en 1996 sur la situation des Kanaks et sa double identité, mais il avait été pris dans une polémique malveillante qui a semblé ensuite le dissuader. Youri Djorkaeff a clairement dit son sentiment quant à la reconnaissance du génocide arménien, Thuram et Lama avaient évoqué l'anniversaire de l'abolition de l'esclavage…
Top-models et hommes-sandwiches
Pour ce qui concerne de plus près les entreprises avec lesquelles il collabore par le biais de ses nombreux contrats de sponsoring et de publicité, le footballeur n'a finalement pas vocation à avoir plus d'autonomie critique qu'un homme-sandwich ou un top-model. Son salaire et sa notoriété assurent efficacement son adhésion au système, quand sa candeur ne s'en charge pas: on a vu récemment Thierry Henry formuler avec enthousiasme le lien d'amour qui l'unit à son équipementier. D'ailleurs, les journalistes sportifs ne s'étaient pas précipités pour interroger les sportifs lorsque les conditions de travail dans les usines de ces équipementiers dans le tiers-monde avaient été révélées… C'est une démarche délicate d'abord pour des médias qui doivent beaucoup à ces annonceurs, et encore plus pour des athlètes professionnels qui sont pour partie les salariés de ces mêmes sociétés.
Cette relation de dépendance envers un ordre du monde qui justifie leurs énormes revenus engage les joueurs à une adhésion plus ou moins consciente à cet ordre, même s'ils peinent à en assumer le côté très déplaisant lorsque leurs sponsors opèrent des licenciements impopulaires. Cela se traduit par un silence écrasant et une déresponsabilisation très nette: la probabilité n'est pas grande pour qu'un footballeur s'interroge sur sa collaboration avec des entreprises dont la gestion pose des problèmes moraux… ou politiques. Dommage, parce qu'en tant que personnalités incontournables de notre culture, ils auraient tout à fait le droit d'être un peu plus responsables de leurs choix et de devenir des acteurs un peu plus engagés. Et pas forcément aux côtés d'Alain Madelin.
Précision : la lecture de cet article a dû être pénible pour tous ceux qui se bercent de l'illusion que le sport et la politique (au sens large) n'ont rien à voir et qu'il faudrait donc les séparer totalement pour ne pas attenter à la virginité de notre sport préféré. Nos excuses.
* En grève depuis 1995. Suite au licenciement de cinq jeunes dockers qui avaient refusé d'effectuer des heures supplémentaires, près de 500 dockers se sont fait licencier pour s'être solidarisés avec eux. Ce mouvement a reçu un large soutien international et fait l'objet d'un film de Ken Loach (Les dockers de Liverpool, 1997).