Arrêt sur images d'une scène de la vie des vestiaires. Faut-il regarder les footballeurs palper le flouze, ou détourner pudiquement le regard?
Les joueurs se sont habitués à voir pénétrer les caméras dans les vestiaires, cette intrusion étant devenue une figure imposée de la retransmission télévisée des rencontres. Ils "jouent" ce troisième acte, se livrant au rituel bruyant de la célébration de la victoire, ou au contraire affectant des mines de circonstance en cas de défaite. Ils restent assis sur les bancs, un peu empruntés, attendant peut-être l'interview dans la buée. On les sent se contenir, retenir les manifestations plus spontanées qu'ils doivent exprimer d'ordinaire, tout comme ils font attention à se ceindre les reins d'une pudique serviette.
Les spectateurs de Nantes-Lyon sur Canal+, s'ils sont restés devant leur écran après le coup de sifflet final, ont assisté en direct une représentation un peu plus originale: l'intervention du président Aulas dans les vestiaires de son équipe. Ils l'ont vu prendre la parole pour s'adresser à ses salariés et annoncer en direct qu'il doublait la prime de match, déclenchant des hourrahs et des "tchikatchikatchik" enthousiastes.
L'instant où tout bascule. |
Dhorasoo reste stoïque
Un scène ordinaire dans les clubs professionnels, que l'on a déjà aperçue ici ou là — quoique la séance préliminaire des joueurs réclamant la prime en scandant "président, président" est plus fréquente. Celle-ci a de particulier le fait qu'elle a été assez délibérément mise en scène et qu'elle est totalement assumée: en revoyant l'action, on entend d'abord Jean-Michel Aulas annoncer "en voix off" le doublement de la prime tandis qu'Edmilson est interviewé, puis recommencer l'annonce après que la caméra se fut tournée vers lui.
Le véritable effet comique de la scène résulte de l'expression sur le visage de Dhorasoo juste après : tandis que ces collègues hurlent leur satisfaction, il reste immobile, la bouche bée et le regard incrédule tourné vers son patron. Faut-il comprendre qu'il est déçu parce que n'étant pas entré en jeu, il ne touchera rien, ou alors qu'il est tout bonnement consterné?
Patrons à l'ancienne et joueurs contemporains
Surtout, cette instructive saynète suscite quelques réflexions. D'abord, on peut voir que même les présidents "modernes" (rationnels, gestionnaires etc.) sont bien loin de s'être départis d'un vieux fond de paternalisme : je débarque dans le vestiaire, et j'annonce à mes "ouvriers" dans un geste magnanime que je double leurs émoluments du soir — même s'il ne s'agit finalement que de donner à l'âne la carotte qui l'a fait avancer jusqu'au but. Dans un tel moment, on doit vraiment avoir un sentiment de pouvoir, du moins d'un pouvoir sans rapport avec celui qu'exerce JMA au sein de la CEGID, son austère société de logiciels de gestion où il y a des procédures à respecter.
Ensuite, aussi bien au travers de cette annonce que de son effet sur les joueurs, on peut sentir — pour peu que l'on soit un peu délicat — un parfum d'indécence au milieu de l'odeur de saine sueur, autour de ces sportifs dont les salaires mensuels se calculent en multiples du salaire moyen national et qui se réjouissent assez grossièrement d'un bonus dont le montant doit avoisiner le prix d'une voiture (pas d'une voiture de footballeur évidemment). Le spectacle, quoi qu'on en pense, avait un côté trivial, d'une trivialité assez différente de l'habituelle vision furtive d'un cul nu se dirigeant vers la douche.
Voilà le genre le "secret de vestiaire" que les caméras divulguent depuis qu'elles ont repoussé les frontières de leur territoire. Faut-il jouer les pudibonds et souhaiter que tout cela reste entre les acteurs concernés, s'offusquer bruyamment de ces footballeurs-surpayés-dans-un-monde-devenu-fou, ou bien s'accommoder de ce spectacle avec un certain fatalisme? Quoi qu'il en soit, spectateurs nous en sommes.
Scrupules over
Évidemment, il faut se payer de moralisme et de naïveté pour demander de la décence à un milieu qui en manque tant. Mais curieusement, on connaît les pudeurs des footballeurs professionnels quand il s'agit évoquer leurs émoluments. David Trezeguet avait déclaré, il y a quelques mois, que la question la plus bête qu'on lui eut posée était "Combien tu gagnes?" Une brève des Cahiers lui fit alors remarquer qu'il avait pourtant déjà dû se la poser lui-même… Comme les salaires des patrons, ceux des footballeurs se tiennent entre l'ostentation et le tabou, mais tout de même plus près du tabou.
Inversement, c'est un Charles-Édouard Coridon décomplexé qui a récemment défrayé la chronique en réclamant à son président la prime de qualification du RC Lens en Coupe de l'UEFA. Une qualification qui n'a pas été acquise grâce au classement des Lensois dans le championnat (ils ont fini 8e), mais par le biais du classement du fair-play, en bénéficiant à la fois d'un tirage au sort (de la France par l'UEFA) et du fait que les trois équipes mieux classées que le Racing (au fair-play) s'étaient qualifiées par ailleurs… Cette requête — fondée en droit mais moins légitime sur le fond — a provoqué l'ire de Gervais Martel, qui n'a pas hésité à faire référence à la modestie des supporters lensois ("En agissant ainsi, Charles-Edouard risque de se mettre à dos les supporters de Bollaert qui doivent souvent serrer la ceinture à la fin du mois" — Est républicain, 15/10). Mais, sourde à l'indignation du président artésien, la Ligue a donné raison au joueur en première instance. Encore une fable que l'on jugera amusante ou bien consternante, mais à coup sûr édifiante.
Cette chronique s'achèvera sans tirer de conclusion des observations qu'elle s'est amusée à faire, laissant le lecteur se débrouiller avec ses propres interprétations. Une chose est sûre cependant: le spectacle du football et de ses acteurs reste fascinant au-delà des limites étroites de la pelouse et du temps de jeu réglementaire…