La frontière du racisme
Invité : When Saturday Comes – Le procès de John Terry a exposé la banalité des insultes sur le terrain, mais il a aussi montré que les joueurs ne toléraient plus le racisme.
Un nouvel article de When Saturday Comes, "The Half Decent Football Magazine", issu de son numéro de septembre. Titre original: Prejudicial Case.
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Tant de choses ont été écrites à propos de l'affaire John Terry-Anton Ferdinand [1] qu'il est tentant d'estimer que la page doit être tournée afin de passer à des préoccupations plus réconfortantes – comme de regarder des matches de football sans se demander ce que les joueurs peuvent bien se dire sur le terrain. Mais les réactions au procès ont été si diverses et contradictoires que nous prendrions le risque de passer à côté d'un constat fondamentalement positif à propos du racisme dans le football.
L'état des relations
À une extrémité du spectre des opinions, Patrick Collins du Mail on Sunday a fulminé contre un monde où "le langage ordurier est communément utilisé en tant qu'arme tactique, où l'arrogance est une façon de vivre et la dignité une chose profondément étrangère." Il fait peut-être partie des personnes auxquelles pensait l'universitaire Kevin Rooney lorsqu'il dénonça (dans un blog pour The Independent) la "spectaculaire intolérance" des arbitres de la morale "pouvant à peine masquer leur mépris pour cette jeunesse grossière et mal éduquée qui peuple le football britannique aussi bien sur la pelouse que dans les tribunes".
Il est vrai que la révélation des dialogues entre joueurs sur l'aire de jeu n'a pas été particulièrement édifiante. Savoir qui a traité qui de connard, et pourquoi, n'avait en effet pas de quoi donner matière à un aimable épisode de Rumpole [2]. Mais bien des personnes exerçant des professions très respectables, incluant des avocats et des journalistes, seraient très embarrassées à la seule pensée de réentendre leurs propos lors d'une altercation – que ce soit sur un terrain de football ou dans le cadre de leur métier. Les débats ont été précieux pour ce qu'ils ont révélé, de l'intérieur, sur l'état des relations entre les footballeurs noirs et blancs – infiniment plus que pour ce qu'ils nous ont dit du supposé effondrement moral de la société ou du snobisme des élites. Même si l'affaire portait sur des allégations d'insulte à caractère racial, les éléments du procès en ont dressé un tableau beaucoup plus positif que certains l'ont estimé.
"Si quelqu'un te traite de connard..."
Garth Crooks [3] a écrit dans le Guardian sa crainte que le verdict "ne nous renvoie aux heures sombres des années 80, quand les injures racistes faisaient rage." Dans la mesure où lui-même a subi de telles injures, son opinion ne doit pas être écartée d'un revers de main. Mais il ne peut non plus ignorer les progrès tangibles effectués depuis lors, que le procès a confirmé de bien des manières. Naturellement, les avocats de John Terry n'ont pas pu adopter la défense standard des Eighties, selon laquelle les injures à caractère racial étaient tout aussi acceptables que des moqueries sur la couleur de cheveux d'un joueur ou ses aventures avec l'épouse d'un collègue. Ceci parce que les injures racistes enfreignent la loi et que plus personne ne trouve futile de les porter devant la Justice.
Plus important : la loi est apparue en phase avec la façon de penser des joueurs. Noirs ou blancs, ils ont implicitement ou explicitement acquiescé à l'idée qu'il était socialement répréhensible d'utiliser la couleur de peau comme une ligne de séparation. Dans les termes inimitables d'Anton Ferdinand: "Si quelqu'un te traite de connard, pas de problème. Mais s'il met ta couleur sur le tapis, il passe à un autre niveau". Quoi que John Terry ait pensé ou voulu dire à Loftus Road, cela donne une indication de la façon dont les footballeurs se traitent entre eux. Le témoignage d'Ashley Cole et la description par Ferdinand lui-même du genre d'interactions en vigueur entre les joueurs ont décrit une culture qui pardonne beaucoup de piques en dessous de la ceinture, mais qui fixe une limite sur la question de la race.
Tracer la limite
Le racisme est souvent imperméable à la logique, mais que le football ait établi des seuils de tolérance est tout à fait significatif. Une des raisons pour lesquelles il y avait autant de comportements ouvertement racistes dans les années 80 tenait au fait que le football était une des premières scènes sur laquelle des Noirs pouvaient accéder à la notoriété et y faire reconnaître de leur talent. Par leur seule réussite sur le terrain, les joueurs noirs mettaient à l'épreuve les idées racistes.
L'afflux dans le football britannique de joueurs de toutes origines depuis les années 90 a rendu ces idées aussi ridicules qu'insultantes – à tel point qu'un joueur ayant des opinions de ce genre serait mis quotidiennement à la torture. La saison dernière, Chelsea aurait aisément pu aligner une équipe composée de Terry, Cech et neuf joueurs noirs. Cela n'empêcherait pas quelqu'un dans la position de Terry d'être raciste, bien sûr, mais cela en fait une opinion fort difficile à affirmer publiquement. De la même manière, le déclin brutal des délits de racisme chez les supporters a commencé dès lors qu'il était devenu très inconfortable de les exprimer collectivement. Il est plus difficile de savoir quand – et si – ils ont abandonné ces idées – ou simplement celle de les exprimer. Quoi qu'il en soit, créer de l'insécurité pour ceux qui voudraient être ouvertement racistes a marqué une première étape cruciale.
La méthode la plus efficace pour combattre le racisme déclaré, chez les joueurs comme chez les entraîneurs, a donc été la pression des pairs. C'est la raison pour laquelle l'affaire Luis Suarez [4] a été beaucoup plus dommageable que le procès Terry-Ferdinand. Le spectacle ostentatoire du soutien des joueurs de Liverpool à leur coéquipier a envoyé le message que la solidarité affichée par le club l'emportait sur la volonté d'enquêter sérieusement sur des allégations de racisme. Même à ceux auquel le verdict a déplu, le procès Terry a montré que les joueurs eux-mêmes considèrent que le racisme est intolérable.
La chute de Ron Atkinson [5] avait établi la limite de ce qui était officiellement acceptable de la part des commentateurs. Comme dans le cas de Terry, ce qui était jusqu'alors semi-privé avait été porté dans l'espace public. Ce n'est peut-être pas la façon dont Martin Luther King l'aurait envisagé, mais la Doctrine Ferdinand a tracé une semblable ligne jaune pour les joueurs.
Notes du traducteur
[1] À la suite du match du 23 octobre 2011 entre Queens Park Rangers et Chelsea, John Terry a été accusé – sur la foi de vidéos ayant circulé sur Internet – d'avoir adressé une injure raciste ("fucking black cunt") à l'encontre d'Anton Ferdinand. Le procès a débouché en juillet dernier sur la relaxe de John Terry, personne n'ayant entendu les propos incriminés et les experts n'ayant pu établir si l'accusé avait directement proféré l'insulte incriminée ou s'il l'avait employée sous forme interrogative (selon sa version, Terry aurait en réalité demandé à Ferdinand s'il l'avait traité ainsi: "Oi, Anton, do you think I called you a black cunt?").
[2] Rumpole of the Bailey est une série télévisée diffusée entre 1975 et 1992, mettant en scène un avocat dans des intrigues judiciaires.
[3] Garth Crooks est un ancien attaquant anglais d'origine jamaïcaine qui a essentiellement évolué à Stoke City (1976-80) et Tottenham (1980-1985).
[4] Le 15 octobre 2011 lors de Manchester United-Liverpool, Patrice Évra accuse Luis Suarez de l'avoir traité de "negrito". L'attaquant uruguayen se défend en affirmant que ce terme n'a pas de connotation raciste dans son pays, mais écope de huit matches de suspension en dépit du soutien affiché par ses coéquipiers.
[5] En avril 2004, croyant son micro fermé au terme d'un match, il avait lâché sur ITV – dont il était le consultant – une réflexion sur Marcel Desailly, "connu comme ce que l'on appelle dans certaines écoles comme un sacré gros fainéant de nègre" ("a fucking lazy thick nigger"). L'ancien entraîneur avait dû démissionner de ses fonctions télévisuelles et mettre un terme à sa chronique dans le Guardian.
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