La Coupe du monde en morceaux
Mes premiers souvenirs de football remontent à la Coupe du Monde de 1974 en Allemagne. Les matches auxquels j’ai assisté dans mon salon m’ont donné à jamais l‘amour de ce jeu. Toute ma vie, je garderai ces images en moi. Que Dieu bénisse Cruyff et le petit écran.
Pourquoi de tels propos? Parce que mes enfants ou les vôtres ne connaîtront peut-être jamais ce bonheur. En effet, la France a sans doute été la dernière équipe championne d’un monde accessible à tous. L’explosion des droits télévisuels couvrant les prochaines éditions du Mondial nécessitera obligatoirement (et dans le meilleur des cas) une répartition des retransmissions entre chaînes publiques et canaux privés. Nul ne semblant assez fortuné pour s’offrir l’intégralité de l’épreuve. Ainsi si vous n’avez pas les moyens de vous abonner à une chaîne à péage, il vous restera toujours votre radio pour vous consoler.
Inflation des droits : le Mondial payant
France-Allemagne 82 ou France-Brésil 86 ont laissé dans notre mémoire des émotions indélébiles. Ils ont également fait beaucoup pour la réputation de notre football hors de nos frontières. En effet à cette époque, la FIFA ne vendait son épreuve phare "que" 200 millions de francs. Ainsi une grande partie de la planète (pour peu qu’on mette de côté les quelques milliards plus préoccupés par le fait de ne pas crever de faim) pouvait avoir accès à ces rencontres. Un peu plus de dix ans plus tard, il n’en coûtait toujours "que" 400 millions de plus pour le triomphe des bleus. Fin des enfantillages.
La prochaine édition en 2002 marque une explosion colossale des droits télévisés. Pour les deux épreuves à venir, les instances dirigeantes ont obtenu 11,2 milliards de francs. Chiffre astronomique résultant d’une popularité planétaire sans équivalent et d’un contrat d’exclusivité augmentant substantiellement les tarifs en vigueur.
Kirch en Europe et ISL (International Sport and Leisure) pour le reste du monde ont remporté la course à la démesure. L’objectif pour les deux propriétaires des droits consiste désormais à les revendre au meilleur tarif pour optimiser leurs bénéfices.
Dès lors, tous les coups sont permis. Kirch demande ainsi des sommes exorbitantes pour céder ses droits aux différentes chaînes européennes. A titre d’exemple, Jan Moto, directeur général de Kirch Média réclame un peu plus de 1,5 milliard de francs aux télévisions françaises pour le prochain Mondial. Or, celles-ci ont formé un front de refus évaluant la valeur de la compétition aux alentours de 300 ou 400 millions. Pour le moment, place à la négociation. Elément supplémentaire de première importance, le refus de Kirch de vendre ses droits à un opérateur unique. Cette décision découlant toujours d’une même logique de recherche de profit maximal. Peut-être échaudé par l’exemple espagnol où "Via digital", opérateur numérique, a acheté à lui tout seul l’ensemble des droits, Kirch a décidé ne de pas renouveler cette opération, ayant sans doute le sentiment d’être passé à coté de bénéfices supplémentaires. Précaution inutile puisqu’en France, sauf miracle, personne ne pourra se les offrir en solitaire. Mais des deux cotés des Pyrénées, pour le téléspectateur le problème sera le même, il faudra composer avec les chaînes à péage. De façon cruciale chez nos voisins puisque Via digital est un opérateur payant. Heureusement pour les téléspectateurs espagnols, ce dernier fortement endetté devra sûrement revendre une partie des matches à des chaînes en clair. En France, au vu des tarifs demandés, Canal Plus semble incontournable dans la négociation. Certaines rencontres passeront certainement sur le réseau crypté. Dans cette hypothèse, le tout sera de savoir si elles seront codées ou pas. La réponse dépendra de la politique commerciale de l’entreprise dirigée par Pierre Lescure.
Cette dépendance espagnole ou française se retrouvera sans aucun doute dans la plupart des autres pays européens. On imagine mal des pays comme l’Angleterre ou l’Italie (surtout si le parti de Berlusconi et de son empire médiatique l’emporte dans quelques semaines) pouvoir se passer de la participation des télévisions payantes. Pour beaucoup, ce Mondial sera donc tronqué. Si nous faisons confiance au bon sens général pour que les matches des équipes nationales locales soient diffusés en clair, pour le reste rien n’est acquis.
Les calculs de la FIFA
Dans son désir de servir au mieux les intérêts du football mondial, la FIFA semble s’être égarée. Sa volonté d’optimiser au mieux les rentrées financières la conduit à faire face à certains paradoxes qui portent les germes de grands dangers aussi bien pour elle que pour les amoureux du jeu.
Le premier est que la FIFA, en dépit d’une excellente santé financière, s’est mise en situation de dépendance vis à vis d’un débiteur principal. En vendant les droits marketing et télévisés (hors Europe) des deux prochaines compétitions mondiales à ISMM (International Sports Media and Marketing) via sa filiale ISL, la FIFA a rattaché une part considérable de son budget au devenir de cette entreprise. Or celle-ci, suite à quelques investissements hasardeux, vient d’être déclarée en faillite par la justice suisse (elle a fait appel à cette décision). Face à une situation aussi délicate qu’inattendue, la FIFA a déclaré le branle-bas de combat. Un comité d’urgence devait se réunir ce mercredi pour étudier les conséquences de cette nouvelle. Officiellement pourtant on se veut rassurant en déclarant que les mesures nécessaires pour faire face ont déjà été prises. En clair, un emprunt bancaire de 1,3 milliard de francs a été contracté auprès du Crédit Suisse First Boston afin de faire face à ce risque imprévu de manque de trésorerie. Pour le prochain Mondial, ISL n’a versé que 420 millions de francs, un peu plus de deux milliards restant pour le moment impayés, les prochaines échéances se situant en octobre 2001 et janvier 2002. Rien de très alarmant mais un avertissement sans frais face à ce type de situation.
A ce sujet, nous nous demandons toujours pour quelles raisons, l’organisme dépendant de Blatter éprouve le besoin de faire appel à des sociétés de marketing externes pour commercialiser ses différents produits. Pourquoi ne pas le faire en interne? Pour économiser les coûts? Percevoir des avances sur recettes plus rapidement? Soit. Mais que ces avantages sont minimes face au danger potentiel. Cette situation permet de s’interroger également sur la maîtrise du développement de la FIFA. Depuis les années 70, elle a en effet connu une croissance exponentielle. La vitesse de celle-ci lui a sans doute fait perdre tout ou partie de sa finalité (promouvoir le football dans le monde) et des moyens à employer.
Cette perte de repères illustre notre second paradoxe qui réside dans le fait de continuer à promouvoir le sport le plus populaire de la planète aux dépends de ceux qu’il a déjà conquis. Soyons plus explicites: la FIFA n’a plus besoin de continuer sa course à l’argent. Du moins pas dans les conditions actuelles. Récolter de l’argent pour développer le football en Afrique ou en Europe de l’Est est tout à son honneur. Que les moyens soient insuffisants pour ce travail en profondeur est aisément compréhensible. Reste à définir les sources d’approvisionnements de ceux-ci. Faut-il, pour trouver ce nécessaire financement, en arriver à cette politique absurde qui consiste à priver une énorme partie d’aficionados de leur sport préféré? Il nous est difficile de croire que les sommes nécessaires ne puissent pas être trouvées soit dans des économies de train de vie ou dans des recettes de sponsoring supplémentaires. Ces deux propositions n’étant que deux exemples parmi d’autres. Prendre à Pierre pour habiller Paul n’a jamais été une bonne solution. Par ailleurs, une confédération sportive a-t-elle vocation à se substituer aux programmes de développement des institutions internationales? Est-il souhaitable que son budget dépasse souvent celui de ces dernières?
Enfin l’actuel "toujours plus" de la FIFA ne cesse de renforcer un danger grandissant pour le jeu qui est celui d’un asservissement aux médias. Demander des sommes qui se chiffrent en milliards pour ses compétitions majeures met de plus en plus la FIFA aux ordres de ces derniers. Ceux-ci estimant à juste titre que l’argent investi leur confère un certain nombre de droits. Les exemples de disciplines sportives ayant été obligées de modifier leur règlement pour obéir aux exigences des chaînes de télévision ne manquent pas. Plus cette ingérence médiatique sera limitée dans le football professionnel, mieux il s’en portera. Ses dirigeants n’ont d’ailleurs besoin de personnes pour le dénaturer (voir la formule actuelle de la Ligue des Champions). En attendant si vous ne voulez pas devenir des vaches à lait des chaînes à péage, faites-vous entendre.