La Coupe du monde à l'envers ?
Décidément, cette Coupe du monde oblige TF1 à réinventer son produit après chaque tour. Les Français éliminés, les "Sénégaulois" (solution de repli au parfum vaguement néo-colonial) sortis en quarts, la chaîne n'a plus en magasin que les "artistes" brésiliens. Faute de grives, on se contente de merles (et on les fait passer pour des aigles)… Tiens, pourquoi ne pas faire l'apologie de l'équipe d'Allemagne et de son esprit d'équipe, dont la présence à ce stade de la compétition est au moins aussi surprenante que celle de la Corée? Pas assez sexy probablement. On peut pourtant s'amuser à se poser la question de l'équipe qui ressemble de plus au groupe de Jacquet, au risque de désigner justement la Mannschaft. Mais c'est effectivement la Seleçao qui compte le plus de stars consacrées, même s'il est probable que les trois autres équipes sont en train d'en faire émerger de nouvelles.
Mondial M for Murder
La composition du dernier carré comme le déroulement de la compétition dans son ensemble laisse effectivement perplexe à plus d'un titre. Le protocole n'a décidément pas été respecté. S'il arrive parfois que des seconds couteaux parviennent en demi-finales (France et Pologne en 82, Belgique en 86 ou Suède et Bulgarie en 94 par exemple), jamais les purs outsiders n'auront autant été représentés depuis le stade des huitièmes jusqu'à . Les explications affluent, et elles ressemblent en partie à celles qui ont été invoquées à propos de l'équipe de France. Le tour de l'Angleterre étant venu, les calendriers sont à nouveau montrés du doigt, la prestation comateuse de l'équipe d'Eriksson contre le Brésil ayant étayé la dénonciation. Le sélectionneur a d'ailleurs explicitement désigné le rythme des compétitions anglaises comme responsable de l'état de fatigue de son groupe (et ce n'est pas celui des internationaux français évoluant outre-Manche qui donnera l'impression inverse). A notre sud, c'est plutôt l'arbitrage qui est stigmatisé et rendu responsable de vols avec détournement.
Mais il faut être de mauvaise foi pour proférer que les erreurs d'arbitrage ont à elles seules "faussé la compétition". De la France à l'Espagne (chronologiquement) tous les favoris annoncés qui se sont fait sortir le doivent avant tout à eux-mêmes (voir Arbitres : le procès continue). On peut d'ailleurs remarquer que c'est en France que l'arbitrage a été le moins accusé — peut-être parce que les lacunes de l'équipe étaient plus évidentes, ou alors parce que la tendance à l'auto-dénigrement est plus forte ici. Italiens et Espagnols, auxquels un but en or valable a été refusé contre la Corée peuvent certes s'appuyer sur des éléments saillants, et accuser un arbitrage "à la maison". Il est cependant remarquable que même parmi les qualifiés, aucune équipe n'a montré un niveau d'expression collective et technique extraordinaire, le Brésil n'étant plus le favori que par défaut — et parce que ses individualités ont, elles, réussi à faire la différence jusque-là (voir Il n'y a plus de grandes équipes).
L'insoutenable incertitude du football
Les réactions en Europe ont été assez significatives, à la fois d'un sentiment de supériorité culturelle fortement contrarié (le mépris pour les petites fédérations a montré à quel point la thierryrolandisation des esprits était avancée), et d'une volonté de reprendre le contrôle des opérations. Des appels à des réformes ont été lancés afin que de telles anomalies de se produisent plus. On sait pas exactement si ces anomalies désignent les erreurs d'arbitrage ou l'élimination des favoris... Le discours des responsables de la RAI est assez représentatif de la tendance observée: "Il n'est pas possible que cinq pays européens payent 500M€ pour les droits télévisés à la FIFA sans aucune garantie de spectacle. On ne peut pas continuer à être arbitré par des amateurs! Que la FIFA demande au Sénégal, à la Corée ou au Mexique de payer ces sommes-là et on verra" (L'Equipe, 19/06).
Faut-il comprendre que des arbitres professionnels auraient un meilleur sens des hiérarchies? Plus grave est l'équivalence faite entre poids financier et priorité sportive, comme s'il fallait que les résultats consacrent des puissances économiques, ce qui revient à priver de légitimité les "pauvres" qui viennent manger impunément au râtelier des riches. Enfin, pourquoi le "spectacle" est-il autant lié au prestige des sélections et pas à leurs performances, qui devraient logiquement permettre aux grosses écuries de franchir les obstacles, tout en assurant le divertissement des foules? Le spectacle offert par le Sénégal, la Corée ou la Turquie est-il vraiment inférieur aux prestations très moyennes des stars et de leurs équipes? Auxquels faut-il reprocher de manquer d'envergure? On retrouve là un discours familier, que le G14 applique aux compétitions européennes et que nos propres apôtres du marché reprennent à leur compte (voir L'ultralibéralisme expliqué aux enfants).
Attendons-nous à ce que, bien au-delà du dossier de l'arbitrage, une pression s'exerce pour imposer des règlements — voire une formule de compétition — qui garantisse le "spectacle" susmentionné, à la manière de la Ligue des champions. L'abolition du hasard est un objectif constant des acteurs économiques, qui pensent l'obtenir en limitant les "méfaits" des arbitres, mais aussi par d'autres voies plus subtiles. En reviendra-t-on aux systèmes appliqués de 74 à 82, avec deux tours de poules? A ces époques, le tournoi ne comptait que 16 engagés (en Allemagne et en Argentine, 4 groupes de 4 équipes puis 2 groupes de 4 équipes débouchant sur la finale) puis 24 (en Espagne, 6 groupes de 4 puis 4 groupes de 3 débouchant sur les demi-finales). A 32 équipes, cela entraînerait une multiplication des matches qui n'effraierait pas nos virtuoses du calendrier et qui présenterait l'avantage de consolider les revenus des droits télévisuels et de mieux filtrer les petits poissons.
Ce désir de nier la pure logique sportive est évidemment contradictoire avec une discipline qui a une nouvelle fois prouvé son caractère imprévisible et les injustices qu'il recèle, en dehors même de toute erreur d'arbitrage. Le football est un sport où le meilleur ne gagne pas toujours (on n'a jamais autant entendu cet adage qu'en ce moment), mais souvent le plus chanceux ou le plus malin. Les Azzurris devraient le savoir, leurs victoires comme leurs défaites ayant toujours eu un rapport intime avec la providence. Face au resserrement constaté (qu'il résulte d'un nivellement par le haut ou par le bas), les favoris désignés n'ont pas su ou pu se donner les moyens de battre des adversaires inférieurs. Si crise il y a, elle est bien de leur côté.