George Best, mythe élémentaire
L\'épopée du plus raide des Red Devils peut-elle se raconter comme celle des héros mythologiques – comme Luke Skywalker?
Grand classique de mythologie comparée, Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell a bouleversé, dès sa parution en 1949, l'analyse des récits. Sa principale thèse est celle du monomythe: presque tous les mythes, issus des sociétés du monde entier, obéissent à un schéma narratif immuable que l'auteur appelle le voyage du héros et qu'il découpe en différents stades.
L'universalité de cette thèse a été mise en doute, mais de nombreux écrivains, chanteurs et scénaristes s'en sont inspirés pour leurs propres créations – dont George Lucas pour l'écriture de la première trilogie Star Wars. Voyons comment elle s'applique à un mythe moderne, la vie de George Best [1].
* * *
I. Le héros est présenté dans son monde ordinaire
1961, Belfast. L’Irlande du Nord vit le calme avant la tempête qui déchirera le pays pendant plus de trois décennies. En ces paisibles années, Georgie, quinze ans et des rêves plein la tête, taquine la gonfle comme tous les jeunes de son âge dans les rues de son quartier de Cregagh, au sud-est de la capitale. Talentueux, rapide balle au pied, le club local de Glentoran le rejette pourtant pour son physique trop frêle. Le jeune Best, sans doute frustré, ne le sait pas encore, mais son destin s'écrira ailleurs.
II. L'appel à l'aventure
Bob Bishop, recruteur attitré de Matt Busby, l'entraîneur de Manchester United, est de passage dans le coin. Quand il tombe par hasard sur George, il envoie illico par télégramme à son patron: "Je crois que je vous ai trouvé un génie." Dans la foulée, l'adolescent nord-irlandais s'envole en compagnie d'Eric McMordie, un ami du quartier qui fera une carrière tout à fait honorable, pour l'Angleterre. Nul ne se doute alors que la légende est déjà en marche.
III. Le héros est d'abord réticent
Au bout de deux jours passés à Manchester, pris du mal du pays, George préfère s'en retourner à son insouciance, qui ne le quittera jamais d'ailleurs, en Irlande du Nord. Il faut toute la force de persuasion de son père pour le convaincre de repartir en Albion. Un appel téléphonique et des excuses au nom du fiston plus tard, Busby accepte de le reprendre. Il n'aura pas à le regretter.
IV. Le héros est encouragé par le vieil homme sage
Dès son retour dans le nord de l'Angleterre, Matt Busby, pas encore sir, le prend sous son aile. Il est son second père, l'homme sans qui l'astre Best n'aurait jamais pu briller au firmament européen. Surdoué, George gravit rapidement les échelons pour se retrouver en équipe première bien avant sa majorité. À dix-sept ans, il côtoie des légendes vivantes du football britannique comme Bobby Charlton ou Dennis Law. La sienne le sera bien plus encore.
V. Le héros passe le premier seuil
En septembre 1963, Busby lance George face à West Bromwich en championnat. Sur son premier ballon, il inflige un petit pont à Graham Williams, latéral chevronné des Baggies [2]. Celui-ci lui avouera plus tard n'avoir vu, de tout le match, que "[son] cul disparaître le long de la ligne de touche." Deux semaines plus tard, il inscrit son premier but pour United face à Burnley. Cinq autres viendront compléter son bilan comptable au cours de cette saison, pour un total de vingt-six matches disputés toutes compétitions confondues.
VI. Le héros subit des épreuves et rencontre des alliés
Le mythe George Best prend véritablement naissance en 1966. Il a vingt ans. Champion en titre, United rejoue, pour la première fois depuis la catastrophe aérienne de Munich en février 1958, la prestigieuse Coupe d'Europe des clubs champions. Les Red Devils disposent d'une attaque de feu avec, en plus de Law et de Charlton bien entendu, David Herd et Brian Kidd. Mais c'est bien le cinquième Beatle, comme le surnommeront plus tard les médias portugais, qui va se distinguer. Face au Benfica de Lisbonne, qui compte dans ses rangs Eusébio, futur meilleur buteur de la Coupe du monde cette année, il explose presque à lui tout seul l'un des meilleurs clubs des années 1960 en signant un magnifique doublé. Une rock star est née.
VII. Le héros atteint la grotte intime
Adulé, Best n'a malgré tout pas encore achevé sa principale mission : aider son équipe à remporter cette C1 qui a toujours échappé aux Busby Babes. Entre-temps, Manchester United gagne de nouveau le championnat en 1967 et, ainsi, le droit de disputer une nouvelle fois la Coupe des champions – après une douloureuse élimination deux ans plus tôt en demi-finale face au Partizan de Belgrade.
VIII. Le héros subit l'épreuve suprême
Après avoir éliminé les Maltais des Hibernians au premier tour sur un score sans équivoque (4-0 ; 0-0), les coéquipiers de Best enchaînent avec des victoires sur le FK Sarajevo (0-0 ; 2-1) au second, le Gornik Zabrze (2-0 ; 0-1) en quart, le grand Real Madrid en demi (1-0 ; 3-3) avant de retrouver Benfica en finale. Le résultat restant nul à la fin du temps réglementaire, El Beatle prend les commandes de la partie: Manchester inscrit trois buts lors des prolongations, dont un chef-d’œuvre de George pour le 4-1 final.
IX. Le héros saisit l'épée
L'année 1968 se clôt en apothéose : à vingt-deux ans, Best est le plus jeune Ballon d'or de l'Histoire. Désormais, il est au sommet de sa gloire. Sa chute n'en sera que plus douloureuse...
X. Le Chemin du retour
… car malheureusement, c'est ici que commence la fin de ce voyage. Il n'y aura ni résurrection, ni retour avec l'élixir. Insouciant, comme depuis toujours, il noiera son don dans l'alcool. Il prendra très jeune sa retraite, essaiera à maintes reprises de faire son come-back, sans résultat probant. Bourlingueur, il ira en Afrique du Sud, en Irlande, aux États-Unis (où il aura pour compagnon de chambrée un certain Guus Hiddink), en Écosse, en Australie, chez lui, en Irlande du Nord, et enfin en prison, pour conduite en état d'ivresse, où il prendra sa retraite en 1984. Il s'éteindra à cinquante-neuf ans, saoul d'avoir vécu.
[1] Par commodité, on s'est référé au "Guide pratique du héros aux mille et un visages" plutôt qu'à l'ouvrage original.
[2] Littéralement "les petits sacs", un des nombreux surnoms de l'équipe de West Bromwich.