De la lassitude du télé-supporter
Tribune – Le football à la télévision est une drogue qui finit par lasser ses victimes à force de produits mal coupés.
Auteur : Troglodyt (avec T.L.)
le 23 Avr 2010
Les arguments rationnels ont rarement suffi à raisonner le supportariat, même télévisuel. À raisonner ce qui pousse à regarder son équipe jouer plutôt que de s’asseoir devant la promesse d’un match à jeu et enjeux. Dépendant, le télé-supporter peut céder aux longueurs d’une émission dans la seule perspective d’entendre parler de son club. Animal faible mais résistant, allègrement gavé mais difficilement asphyxiable, le télé-supporter est proprement drogué.
L'aveuglement du télé-supporter
Du football, derrière tous les écrans, tout le temps. L’inévitable L1, les coupes nationales, les coupes d’Europe, les championnats étrangers, les matches internationaux, les matches de préparation estivaux. Mais aussi les multiples sites Internet, et leurs hypnotisants forums. Et les jeux vidéo: à la fois entraîneur en caleçon et joueur en chaussons. Sans oublier les ondes radiophoniques, qui viennent combler la panne du téléviseur, la faiblesse de la connexion Internet, l’absurdité de la répartition des droits télévisuels, ou la souffrance de supporter un club éjecté de l’élite. La radiodiffusion a le mérite d’être une exploitation cohérente de l’aveuglement du télé-supporter.
Si parfois, le dimanche matin, il sort s’aérer, c’est pour jouer au football avec ses collègues qui, eux aussi, refusent d’admettre l’évidence de leur déchéance physique. Parfois, mais jamais les lendemains de défaite, car il y a toujours un collègue pour représenter l’adversaire. Ces matins-là, le canapé est un partenaire bien plus réconfortant, lui et ce DVD – en fait, le plus souvent, une VHS – de la dernière saison couronnée d’un trophée. Désenchantement du monde: le télé-supporter supporte mais ne pratique presque plus, laissant aux fanatiques le loisir de s’éclater.
Quinze rencontres par jour
Développement des chaînes privées des clubs, recherche d’audience facile pour naines de la TNT, prolifération câblée : loin de s’être améliorée, la situation déjà constatée en 2007 (1) souffre en plus aujourd’hui d’une professionnalisation de la diffusion illégale du football sur Internet. Mais l’overdose n’a pas besoin de cette nouvelle pilule. Dix, quinze rencontres par jour, voire plus en période de Coupe d'Europe, suffisent à combler le besoin quotidien.
Il appartient au télé-supporter de faire son choix. Mais sa lassitude proviendra autant de l’abondance que de la qualité discutable des programmations. Drogué ayant déjà connu l'overdose, Mickaël Pagis ne disait pas autre chose: "Je regarde de moins en moins le foot à la télé parce qu'il y a de plus en plus de matches".
Les natures mortes de poteaux de corner, la télé-réalité au sein des surfaces techniques, les accolades de cravates en tribune présidentielle, les zooms paparazzis sur les célébrités en tribune, et les plans rapprochés d’illustres inconnues exposées au téléspectateur comme trophées de chasse du safari mené par le téléobjectif lascif du cadreur, font partager au télé-supporter le délirium tremens du réalisateur.
Arbres à came
Évolution suprême du football télévisé, les talk-shows envahissent eux aussi les programmations et les cerveaux saturés. Ça ressemble à du football, c’est futile comme le football, mais ce n’est pas du football. Un too-many-men-show version Canada Dry dont les participants se répondent à travers les ondes et tournent si bien autour d'eux-mêmes qu'ils en viennent à inventer des réalités pour satisfaire l'appétit de sensationnel de leurs auditeurs. Malheureux, le télé-supporter en est réduit à être la proie docile d’une circulation circulaire de la désinformation.
Quant aux journaux et magazines sur papier, ils scandalisent notre fibre écologique, nous laissant un sentiment de gâchis à l’égard de ces arbres sacrifiés, alors que chaque paire de troncs restée debout offre aux enfants autant de buts de fortune. Leur évolution éditoriale suit celle des formats télévisés, et l’intérêt qu’ils prétendent chacun apporter peine souvent à justifier le déficit d’information et d’analyse dont ils souffrent – nous avec eux.
Toujours plus
Le télé-supportorat est une faiblesse du passionné de football. Une faiblesse suffisamment prononcée pour faire admettre les désagréments sans cesse éprouvés et dénoncés de la diffusion exagérée du football. C’est assurément mauvais pour nous, ce l’est probablement pour notre entourage, mais comment ne pas dégainer la télécommande aussi machinalement qu’un briquet?
Possibilité de voir toujours plus de football, volonté d’en voir moins: la télévision parvient au miracle de l’overdose chez des sujets profondément mithridatisés. À le gaver toute l’année, elle réussirait presque à lui faire perdre le goût et l’envie des grands rendez-vous. Et à lui faire espérer avec impatience la trêve analgésique qui s'annonce à la mi-mai.
Début juin, sans la préparation physique professionnelle dont bénéficient les footballeurs, sans les matches de suspensions et blessures qui leur ont permis de se reposer pendant l'année, le télé-supporter se croira capable de replonger pour un mois sans se rendre compte qu'en allumant son poste pour le match d'ouverture, il entamera un hara-kiri long de trente jours, aussi fatal qu'inexorable.
(1) "Football à la télévision : l’overdose?" – Les Cahiers du football, n°39, novembre 2007.
[piqué sur l'indispensable footao.net]