De la gravité du derby
En ce week-end où la Ligue 1 s'est bricolée des "derbies", une question: pourquoi est-ce particulièrement important de gagner contre ceux qui habitent à côté?
Vu de l’extérieur, un derby oppose souvent des gens qui se ressemblent. Sérieusement: à part eux-mêmes, qui différencie un Rennais d’un Nantais? Un Lillois d’un Lensois, un Bastiais d’un Ajaccien? Il parait que le Stéphanois et le Lyonnais sont distingués par le fait qu’il y en a un qui pense que l’autre est en banlieue.
Le derby milanais.
Psychologie du derby
Pourquoi diable est-ce ceux qui se ressemblent le plus qui se détestent le plus? Sans doute certains derbies sont-ils envenimés par une rivalité historique, politique, religieuse ou économique, mais qui s’en souvient précisément? Et ces choses-là ne s’envolent-elles pas, tandis que le derby reste? Soyons honnêtes: on ne demande rien de plus qu’une proximité géographique pour parler de derby. Il suffit d’être côté à côte pour jouer à qui pisse le plus loin. La seule répétition des matches peut générer une "tradition".
Freud a son mot à dire là-dessus (enfin, indirectement). Il parle dans Le malaise dans la culture du "narcissime des petites différences": si on est très volontiers agressif avec nos compagnons territoriaux alors que nous n’avons que de petites différences, c’est d’abord parce qu’ils donnent l’occasion d’assumer et d’extérioriser des pulsions agressives. En principe on doit contenir ces pulsions, mais de temps en temps il faut les lâcher et ceux qui sont là tout près tombent bien.
Ceux qui sont proches présentent ensuite un profil propice à être détesté, précisément parce qu’en étant proches de nous, ils nous ressemblent manifestement (accents, valeurs, etc.): quand on commence (en tant qu’individu ou en tant que groupe) à être confondu avec d’autres, on est moins identifié et donc on n’est pas content. Les rivalités sont d’autant plus importantes que les différences sont minces, parce que la difficulté de l’affirmation de soi, de la démarcation, est accrue.
Logique du derby
Pour expliquer les rivalités inhérentes aux derbies, on propose que soit admis:
1. Que plus on nous ressemble, plus on fait de l’ombre à notre singularité et notre valeur .
2. Que c’est insupportable.
3. Que tous les prétextes politiques sont bons pour consolider, radicaliser et camoufler sous un vernis rationnel la pulsion agressive qui en découle.
L’hypothèse est donc que les motifs de rivalités n’arrivent toujours qu’après l’inaugural rejet spontané et narcissique du semblable. La passion de la rivalité a besoin de se justifier. C’est le groupe juste en face du nôtre qui devra devenir le plus éloigné de nos valeurs. Plus il sera ressemblant, plus il faudra affirmer sa spécificité, sa différence. "Presque rien, c’est presque tout, c’est la distinction", avait déjà remarqué Baudelaire [1], qui ne connaissait pourtant rien au foot.
Évidemment, on voit d’autant mieux les différences qu’on est tout près, qu’on est concerné, et ceux qui pensent que les rivaux sont apparemment les mêmes n’ont absolument rien compris et ne voient rien. C’est pour se regarder dans la glace comme quelqu’un de spécial, d’intègre et d’authentique qu’il est absolument interdit de perdre contre le voisin, contre ces enfoirés de [inscrire ici la condition socio-culturelle concernée].
[1] Le peintre de la vie moderne, XII.