Coupe du monde et viande de chien
La FIFA se rendrait-elle coupable d'ingérence gastronomique ? Dans un courrier adressé au Comité d’organisation coréen de la Coupe du monde au début du mois de novembre, Joseph Blatter, son Président, demandait ainsi que "des mesures radicales et immédiates" soient prises pour que cesse, en Corée du sud, l'abattage de chiens pour un usage… alimentaire, invitant le pays à tenir compte de la sensibilité des opinions publiques internationales.
Joseph préfère le bœuf
L'épisode vaut qu'on s'y arrête pour ce qu'il révèle de l'inconscient culturel des dirigeants de la confédération et de leur conception très sélective de la morale. Il ne s'agit pas ici de défendre une coutume ignoble, fût-elle vieille de 2000 ans. . Il est vrai que les méthodes d’abattage des chiens coréens sont brutales: pendre et rouer de coups l’animal avant de le tuer garantirait la tendresse de la viande. Cela dit, sommes-nous les mieux placés pour stigmatiser ces pratiques? Avec l’élevage intensif (1), les conditions de vie et l'abattage industriel des animaux dans les pays occidentaux relèvent d'une autre barbarie, parfaitement tolérée (emprisonnement dans des cages, privation de place, animaux saignés vivants…).
En réalité, le fait qu’il s’agisse d’un chien, animal domestique considéré, en occident, comme le "meilleur ami de l’homme", perturbe sans doute beaucoup plus les dirigeants internationaux que la raison officiellement invoquée, à savoir la souffrance animale.
Objectivement, il est pourtant absurde de s'indigner que certains mangent du chien. En déguster la chair est-il plus grave que de s'attabler autour d'une dinde, au prétexte que la dinde ne s'appelle pas Rex? Et que doivent penser certains Indiens de nos steaks de vache sacrée? Un journaliste coréen faisait remarquer que les méthodes françaises de gavage des oies sont elles aussi plutôt barbares (Joongang Ilboo / Courrier International, décembre 2001). Dans cette histoire, l'indignation semble bien sélective. On peut se demander si la FIFA s'opposera désormais à l’organisation par l’Espagne ou la France de compétitions internationales au motif que ces pays persistent à programmer des corridas. Les Etats-Unis devraient également être placés sur la liste noire de Joseph Blatter, quand on observe le sort qui est réservé aux animaux participant à des rodéos (2). Pour rappel, les deux dernières Coupes du Monde ont été organisées en France et… aux Etats-Unis. Mais sans doute les brutalités gratuites à l’encontre d’animaux sont-elles moins graves que celles réalisées dans un but alimentaire…
Blatter met les pieds dans le plat
S'il n'est pas vraiment surprenant que Brigitte Bardot et sa fondation lancent une campagne contre cette pratique, il est nettement plus curieux que les instances internationales du foot y cèdent immédiatement, par peur du scandale. Et là où l'ex-star des sixties ne fait que remettre en cause la méthode d'abattage et pas le fait que certains restaurants coréens mettent de la viande canine à leur menu, la Fédération internationale donne l'impression d'être surtout préoccupée par la sensibilité des petits blancs qui se rendront en Asie pour suivre la compétition.
L'affaire révèle surtout l'ethnocentrisme des occidentaux, qui ont cette tendance à croire que leurs valeurs sont universelles. Si cette position est à défendre en ce qui concerne les droits de l'homme, il faut être capable de faire la part des choses quand on aborde des domaines aussi intimement liés à la culture que les pratiques alimentaires, ou quand il s'agit de catégories aussi variables dans le monde que celles qui distingue les animaux propres ou impropres à la consommation.
Cette initiative est donc particulièrement déplacée, et ne manquera pas de renforcer le sentiment de l'impérialisme occidental en Asie. De manière assez révélatrice, le chroniqueur d'un quotidien de Tokyo encourageait les Coréens à maintenir un front du refus devant ces diktats, regrettant que son propre pays soit aussi enclin à céder devant les pressions internationales. La Corée a en effet changé d'attitude depuis les JO de Séoul, durant lesquels les restaurants proposant ce plat traditionnel (le posintang) avaient dû fermer. Le Posintang est ainsi devenu le symbole de la défense de l'identité locale — alors même que cette coutume est en perdition dans le pays — et le motif d'une certaine irritation contre une Coupe du monde déjà très problématique. Mal joué, Sepp.
Les droits de l'animal avant les droits de l'homme
Au-delà de ces questions de protection des animaux et de l’environnement, on peut aussi se permettre une observation: pourquoi la FIFA ne s'accorde-t-elle pas un semblable droit d'ingérence dans d'autres domaines, se montrant ainsi responsable vis-à-vis des valeurs sportives et morales qu'elle défend dans ses grands discours d'intention? Après tout, des compétitions ont eu lieu dans des pays portant atteinte à des droits et libertés beaucoup plus fondamentales que celles liées à la protection animale: et celles-ci n’ont jamais généré de protestations des instances internationales du foot. Sans remonter à l'édition argentine de 78 sous le régime de Videla, la World Cup 94 avait-elle donné lieu à des pressions de la FIFA pour faire cesser la peine de mort dans certains Etats américains ou pour pousser à la ratification de la Convention sur les Droits de l'Enfant? La Coupe du Monde 98 avait-elle suscité de la part de Joseph Blatter une quelconque indignation quant à la lenteur de la Justice française, pourtant maintes fois condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme?
Il y a une ironie certaine à constater que Sepp Blatter a tout récemment manifesté le désir de se rapprocher des dirigeants de la Corée du Nord, pour s'assurer la bienveillance de ce régime totalitaire à l'égard de la compétition. Un régime policier complètement paranoïaque, dont les populations souffrent de famines massives et qui aimeraient vraisemblablement avoir du chien à manger…
Chacun chez soi, et les chiens seront bien gardés
Sans rêver à une pareille implication "politique", si celle-ci décide désormais de s’impliquer dans des actions politiques de fond, de nombreux combats peuvent encore être menés pour assainir l’environnement économique, politique et social… du football: on peut penser par exemple à la dénonciation de l’utilisation du football par des régimes militaires ou dictatoriaux, à une lutte moins velléitaire contre le hooliganisme et le dopage ou encore à une critique du pillage systématique des joueurs des pays du sud par les clubs européens. Mais sur ces questions, qui relèvent pourtant de sa compétence, la FIFA se montre généralement peu scrupuleuse..
A titre d’exemple, sans une campagne médiatique initiée par une poignée de journalistes, l’affaire des petites mains pakistanaises fabricant des ballons pour les compétitions internationales n’aurait sans doute jamais vu le jour. Bien sûr, la FIFA avait tout de suite réagi en critiquant vivement le travail des enfants. Mais il semble assez peu crédible que celle-ci n’ait pas été informée auparavant d’une telle situation, et assez peu acceptable qu’elle ne l’ait pas dénoncée. La semaine dernière, une ONG indienne lançait une alerte sur des usines employant des enfants, qui fabriquent des ballons frappés du logo de la FIFA et de la Coupe du monde… La confédération fait la sourde oreille (voir AFP, 17/01).
En matière de respect de la vie, qu’elle soit humaine ou animale, il serait peut-être bon de balayer devant sa porte avant de vouloir donner des leçons et infliger au monde sa bonne consience…
(1) Dans les pays industrialisés, celui-ci est majoritaire. En France, en 1997, 90% des porcins, 90% des veaux, 70% des vaches laitières, 70% des poulets de chair et 90% des poules pondeuses étaient élevés en batterie.
(2) Pour "exciter" les bêtes — et bien que cette pratique soit interdite — une décharge électrique leur est parfois envoyée juste avant l’entrée dans l’arène.