L’actualité foot de novembre en Autriche aurait dû porter sur le comportement honorable des trois équipes encore engagées en Coupes d’Europe, ou sur les deux premiers revers consécutifs du leader Salzbourg en Bundesliga. Mais c’est tout autre chose qui a fait la une: une vilaine affaire de paris truqués, avec chantage et magouilles à la clef.
 

Menaces et chantage présumés

"L’affaire Taboga" démarre le 11 novembre dernier. Dominique Taboga, défenseur de trente-et-un ans évoluant au SV Grödig, va alors trouver son employeur pour dénoncer les menaces et le harcèlement psychologique dont il se dit victime de la part de plusieurs personnes, avant d’aller réitérer ses accusations et déposer plainte au poste de police. Il indique avoir dû verser déjà plus de 80.000 euros à ses maîtres-chanteurs et été sollicité pour manipuler plusieurs matches, sous la menace d’actions contre lui et sa famille.
 

Qui est Dominique Taboga? Jusque là, ce défenseur central (et à l’occasion latéral) a effectué la majorité de son parcours de footballeur pro en Styrie (sud): quatre saisons au DSV Leoben (D2), cinq autres au club voisin des "Faucons" de Kapfenberg – avec qui il découvre l’élite en 2008 – entrecoupées en 2009/10 d’un intermède raté à Tromsø, où son transfert, non concluant, lui a valu de revenir en Styrie grâce à un prêt. Depuis 2012, il évolue à Grödig et a contribué à l’ascension dans l’élite de ce club du Land de Salzbourg, y devenant un pilier du secteur défensif. Un joueur moyen, sans histoires, comme il y en a tant d’autres. Alors, comment en est-il arrivé là?
 

Parmi les noms des maîtres-chanteurs qui sortent vite dans les médias, celui de Sanel Kuljic retient l’attention: ancien international, retraité du foot pro depuis une blessure au genou fin 2012, il a été coéquipier de Taboga, qu’il a croisé durant son bref temps passé à Kapfenberg (Styrie). L’affaire semble déjà entendue: le gentil Taboga a craqué sous le joug du méchant Kuljic et de ses sbires.
 

De participant à organisateur

Taboga victime? Voire. Cette première version, trop manichéenne, ne tient pas longtemps. La somme évoquée dans la presse évolue selon les versions entre 30.000, 70.000, 87.000 euros. Et Kuljic se défend véhémentement d’avoir envoyé messages et SMS de menaces, ou même d’avoir évoqué le simple fait de tenter de manipuler des rencontres comme piste de remboursement. Pourtant, la possible tentative – ratée par Taboga de provoquer un penalty en fin de rencontre contre Salzbourg fin octobre (0-3) serait bien à l’origine des dernières menaces contre la famille de Taboga, l’un des parieurs ayant souhaité se faire rembourser sa mise perdue. Alors, si l’idée ne vient pas de Kuljic, pourrait-elle venir de Taboga?
 

La confirmation ne tarde pas: Taboga fait bien partie de la conspiration. Ainsi, on apprend que plusieurs joueurs de Grödig ont été approchés par Taboga, qui souhaitait enrôler des coéquipiers dans ses magouilles… et ce dès 2012! Quatre joueurs du SV Grödig sont concernés, dont trois sont encore présents en 2013. Entendu par le manager du club, le trio indique alors n’avoir pas pris au sérieux cette drôle de proposition – d’où leur silence à ce sujet à l’époque. Pressé de faire le ménage pour préserver son image de petit poucet sympathique [1], Grödig dédouane le trio mais, dès le 14 novembre, limoge Taboga, déjà écarté du groupe, tandis que l’enquête policière suit son cours. Taboga reste néanmoins libre, contrairement à Kulijc, qui est maintenu en détention provisoire après son arrestation lors d’un rendez-vous pour un échange d’argent.
 

La chute d'un footballeur

Arrêté le 27 novembre, Taboga passe aux aveux: il admet avoir contacté sept joueurs pour des tentatives de manipulations de matches – mais tous auraient refusé de donner suite (sans pour autant prévenir leurs dirigeants ou la police). Il indique aussi que cela a commencé fin 2011 pour lui, quand il a reçu un SMS dans lequel il était exigé de lui qu’il déclarât forfait ou que son club d’alors, Kapfenberg, perdît. Il précise d’autres détails, tels ses rendez-vous avec Kuljic et une tierce personne avant un match contre Salzbourg en mars 2012 (perdu 0-1), et cette autre rencontre où un Allemand a proposé à Kuljic et lui 50.000 euros pour une défaite de Grödig contre l’Austria Lustenau en octobre de la même année, tout en leur indiquant qu’eux-mêmes devraient payer ce montant en cas de raté... ce qui a été le cas, Grödig ayant gagné 1-0. Pour rembourser, Taboga a emprunté 19.000 euros à son manager, pris un crédit... et aussi volé 5.000 euros dans la caisse du club. Les dettes de Taboga envers Kuljic sont également scrutées à la loupe: d’un montant de 65.000 euros pour des meubles, dixit Kuljic, elles auraient été abaissées en échange d’une voiture en leasing. Les détails s’accumulent, navrants. Mais le pire est à venir.
 

Taboga passe à son tour par la case prison. Il n’est pas le seul: trois autres personnes sont interpellées à Vienne, dont un manager d’un club de D3, et le rejoignent derrière les barreaux, soupçonnées d’être impliquées dans le même réseau mafieux de matches truqués – un réseau national, engagé dans des manipulations portant sur les scores finaux et à la pause, ainsi que sur des actions de jeu (corners, penalties…). L’enquête conduit à l’audition d’une trentaine de joueurs, actifs pour certains, dont une liste a été trouvée lors d’une des perquisitions qui sont menées dans quatre régions du pays.
 

Jusqu’où, jusqu’à quand?

Les noms tombent, un par un. L’ampleur du réseau n’est pas encore complètement connue, selon les enquêteurs. Mais déjà, ça bouge: à Grödig, le défenseur latéral Thomas Zündel, un temps dédouané par le club, est finalement licencié pour rupture de confiance le 29 novembre. Le nom d’Adam Ledwon, ex-international polonais qui s’est suicidé en 2008, apparaît. L’enquête ne se limite pas aux personnes, elle porte aussi sur les matches, particulièrement sur ceux des trois anciens clubs de Taboga. Entre ceux de Leoben (dès 2004!), de Kapfenberg et de Grödig depuis la relégation de Kapfenberg [2], il semble y avoir de quoi faire. Car avec des gains se chiffrant potentiellement en millions et des coûts modestes de 25.000 euros par tentative de manipulation, les enjeux sont énormes. Les possibles pertes aussi, et ce sont peut-être celles liées aux deux non-défaites du SV Grödig début novembre (1-1 à Wolfsberg, 2-2 face au Rapid) qui ont provoqué l’effondrement de Taboga et le dévoilement de cette affaire.
 

De son côté, la fédération autrichienne (ÖFB) n’entend pas rester inactive. Elle envisage des sanctions contre les joueurs abordés par Taboga et Cie, qui n’ont pas daigné bon l’alerter sur ces tentatives de manipulation, et scrute attentivement l’évolution de l’enquête afin de voir si les clubs concernés ont trempé dans cette affaire vénéneuse. L’heure est grave, car le championnat local, dont les affluences sont en baisse continue depuis l’Euro 2008 [3], n’avait vraiment pas besoin d’un coup pareil. Et l’enquête, dont les ramifications actuelles semblent porter jusqu’en Albanie, n’est pas encore terminée...
 

[1] Malgré sa modestie budgétaire en termes de groupe pro et de stade, le SV Grödig lutte en haut du tableau pour une place européenne.
[2] Sur cinq matches suspects de la saison de Grödig en D2, trois se sont joués entre Kapfenberg et Grödig.
[3] La fréquentation moyenne est passée en cinq ans de plus de 9.000 spectateurs par match à moins de 7.000.